KELOLAN - ZÜMRÜTANKA (1)

 
Traduction : Mesut BULUT (2)

et Willy BAKEROOT

 

Retour

 

Bien des contes turcs commencent par des “Tekerleme”(3). Ce sont des introductions qui se présentent sous forme de discours fantaisistes et décousus. Les Tekerleme introduisent l’auditoire au rythme de la parole surprenante et créative. Ils sont souvent traditionnels mais peuvent être remaniés selon la verve du conteur. La technique du tekerleme est typique de ce que, dans une société de style oral, on appelle le FORMULISME. Comme l’a bien dit Marcel Jousse, “l’improvisateur-récitateur ne crée pas les formules, mais il crée avec des formules que pourtant, il n’a pas inventées.”  Le Tekerleme, sorte de jeu de puzzle surréaliste, qui se joue de la logique, emprunte et assemble des formules du langage courant.  Il sert à “chauffer” l’auditoire et le conteur.

On en trouve encore, de manière appauvrie, en occident où ils sont placés, au début et, le plus souvent, à la fin des contes. La logique de l’écrit n’a pas retenu ces jeux purement oraux.


  Autrefois, quand le crible était dans la paille et que les démons agissaient à leur grés dans le vieux battage... Et que je dise, par exemple de cet arbre-là, et que vous disiez de ce versant-là, un oiseau a volé; ce n’est pas l’oiseau, c’est l’argent (matière) qui a volé; ce n’est pas l’argent c’est Memis (4) qui a volé... 

On n’a pas eu le temps de se demander s’il peut voler ou non; ma mère est tombée du seuil, mon père est tombé du berceau... L’un a attrapé la pincette et l’autre l’étrille;  sans m’arrêter j’ai fait le tour des quatre coins... 

Oh ! là là ! qu’est-ce que c’est que ce coin ! On ne peut l’expliquer facilement. Au moment où on disait que ce coin est le coin d’été, celui-ci est le coin d’hiver et celui-là est le coin d’automne et pendant qu’on faisait le non-sens qu’avons-nous vu ! Le Pacha de Maras (5) arrive d’en bas en courant ! et sans trêve, j’ai trouvé un trou de souris pour une pièce d’or et j’ai pris la fuite. 

Mais les polissons de cette rue sont très libertins; ils ont fait une chiquenaude à mon cou et mes yeux sont sortis de leurs orbites !

Sur ce, avec colère j’ai accroché l’un des minarets dans ma ceinture croyant que c’était un tuyau ! Quant à ses coupoles, je les ai mises dans ma poche croyant que c’étaient des millets ! Abdurrahman Celebi (6) m’a fait une ruade en disant recule-toi ! 

Mais je l’ai attrapé par la queue en criant : en avant ! Il est allé, je suis allé... J’ai avancé pas mal sans faire de détours... en passant sur le gazon et par des prairies; en cueillant des lys et des jacinthes; en buvant de l’eau fraîche, pendant six mois et un automne. 

Et je me suis retourné pour regarder derrière et que vis-je ? je n’avais avancé que de deux pouces ! Oh ! Quel malheur m’arrive-t-il, oh ! pauvre de moi !

 

J’ai l’impression que cette route n’a pas de fin. A moins que l’oiseau de la chance ne se pose sur ma tête, ou bien, qu’il me prenne sur ses ailes; et je n’ai pas eu le temps de finir ce que j’ai à dire, d’un seul coup qu’est-ce que je vois ?  Est-ce ce n’est pas le renommé Zümrütanka avec ses rouges et ses verts ? Il vient de la montagne de Kaf, en planant.

Regardez bien : son visage est le visage de l’homme, ses yeux ressemblent à ceux de la gazelle : ce n’est ni un mensonge ni n’importe quoi : c’est un conte inédit.   

 

(1) SIMURG : oiseau magique dans la mythologie persane - Signifie, par un jeu de mots : 30 oiseaux (cf Hattar - Le langage des oiseaux)

(2) Enseignant  au Département Communication, à l’Université de MERSIN – TURQUIE

(3) “Tekerlek” , en Turc, signifie “roue”, tekerleme s’y apparente en prenant la signification de “roulement de paroles”.

(4) Hypocoristique de Mehmet

(5) Ville de l’est de la Turquie

(6) Poète Ottoman du 16.ème siècle, peu connu par ses oeuvres, mais son nom passe dans plusieurs expressions idiomatiques Turques. On dit, parfois, pour les chevaux non vivaces “Abdurahman Celebi” comme dans ce non-sens.

           


Retour

 

Il y avait un, il n’y avait pas; Dieu avait un peuple nombreux. Au moment où les chameaux étaient crieurs publics, les puces faisaient office de barbiers. Et au temps où je poussais, en cliquetant, le berceau de ma mère, dans un pays lointain il y avait un roi.

Ce roi avait trois fils... Quand on est roi, on a tout.

Qui  sait combien de générations avaient légué, son sérail en corail, devant lequel il y avait un jardin enchanté.

 

Le sérail était beau, mais le jardin était extraordinaire!.. je ne peux le décrire avec des mots. Il était orné  avec des tulipes et des jacinthes, quant aux arbres, ils étaient  habillés de vert et ils étaient ajustés comme la mariée. Ils avaient toutes sortes de fruits sur leurs branches. Mais, surtout l’un d’entre eux était un arbre qu’on n’avait jamais vu et dont on n’avait jamais entendu parler. Tous les ans il ne donnait que trois pommes . Ni une de plus ni une de moins...  Mais, depuis bien longtemps, ni le roi ni aucune autre créature de Dieu ne les avait goûtées. Cet arbre fleurissait au beau milieu de n’importe quelle nuit et, à l’aube, sur chacune de ses trois branches, mûrissait une pomme.  

Le soleil, en s’élevant  les embrassait d’un côté pour les faire rougir et faisait le tour en se tortillant pour les embrasser de l’autre coté. Juste à ce moment là, on ne sait d’où, surgissait un géant qui cueillait ces pommes moitiés mûres, moitiés vertes.

Le roi, ayant “une main dans le beurre, l’autre dans le miel” (7)  se fichait des pommes. Qu’il les mange ou non, l’indifférait. Il ne grandirait pas plus et sa tête ne toucherait pas le ciel, n’est-ce pas !  Il ne parlait jamais des pommes et ne poursuivait pas le géant. Mais l’arbre enchanté pleurait et arrachait ses cheveux en criant “mes pommes coquelicots, mes pommes coquelicots !” (8) 

L’oiseau qu’on appelle “le duc”, en entendant ceci, chanta et mit en deuil les montagnes et les pierres.

 

Il y a des jours qui durent comme une année; Il y a des jours qui passent comme du vent; et pensez comment le temps passe quand on est roi.  Ce roi avait vécu et il avait régné très longtemps. Mais voila que le jour se terminait pour lui et la nuit était arrivée; on ne peut tricher avec le sort et on ne peut prolonger la vie.

Pendant qu’il pensait “Comment pourrais-je prolonger ma vie encore un peu” le sommeil le gagna.

 

Et alors devinez de ce qu’il rêva :

Un derviche (9) , déguisé en chiffonnier, lui disait :

 

-”Réveille-toi mon roi, réveille toi de ton sommeil trompeur ! Ce monde est une auberge, celui qui arrive se pose , celui qui se pose s’envole; la mort est toute proche; voilà, tu pars aussi vite que tu es arrivé. Puisque tu n’as pas vu l’arbre enchanté et les pommes enchantées, tu as vécu pour rien... Celui qui voit l’une de ces pommes, sa vie se prolonge, celui qui voit l’autre devient chanceux et celui qui voit la troisième devient heureux. Mais alors, celui qui les sauve du géant a une nouvelle vie ou devient riche. Ce qu’il faut savoir encore, c’est que cet arbre ne donne du fruit que pendant trois ans au plus...    Je ne peux t’en dire plus.”   disant ceci, il disparut.

 

Le roi se réveilla de son sommeil mais il était toujours sous l’influence de son rêve. Il se frotta les yeux, il les frotta à nouveau mais il ne vit personne. Il lui fut impossible de se relever. Il n’avait plus la force d’autrefois. Il sua en abondance et  réfléchit; à soixante dix ans et un pied dans la tombe, avait-il encore la force de sauver les pommes du géant avant que cet arbre ne sèche ? Il se dit :

- “quand on rêve de Derviche, ses paroles se réalisent, mais comment voulez-vous que je me batte avec ce géant. Et je ne peux révéler, à personne, ce secret. On ne peut avoir confiance en l’homme. Quant au Vizir et aux autres, ils sont plus idiots et plus niais les uns que les autres. Ils ne font tourner que leurs roues.

Alors il ne me reste que mes fils... Mais ces trois-là, ils chantent un autre air, chacun de son côté. On ne peut les cuire dans la même marmite. Ils ne s’entendent pas bien et n’uniront jamais leurs forces pour couper les sept têtes du géant, cueillir les pommes de l’arbre enchanté et me les apporter.

Mais, puisque, grâce aux pommes, la vie se prolonge, le bonheur et la chance arrivent, j’aimerais autant que mes fils en profitent”

 

Pendant que le roi était dans ses pensées, les rideaux de perles s’ouvrirent et les trois fils entrèrent :

“Père, père, notre roi, nous te voyons un peu inquiet et triste aujourd’hui, qu’est-ce que tu as ? Est-ce que tes fameux ennemis se sont soulevés  contre toi des sept côtés du pays ? Est-ce que tes grandes caravanes sont tombées entre les mains des bandits ? Que se passe-t-il ? Nous donnerons notre vie pour toi, dis nous donc ce qui t’es arrivé...”

 

Facile à dire mais difficile à faire !

 

Le père, songeur, se dit : “Mon grand fils est toujours content de lui, il est savant sans lire, il est secrétaire sans écrire, il est voyageur sans voyager, il est paradeur mais il n’est même pas capable de passer une rivière pour ramasser un peu de bois. Comment pourrait-il aller chercher les pommes de la main du géant.

Quant à mon deuxième fils, c’est un sournois et un bon à rien. Il est grand en taille mais il n’a pas de cervelle. On peux le mener par le bout du nez. Il ne peut même pas être le gardien d’un vignoble, comment pourrait-il attendre le géant sous l’arbre enchanté.

Et le petit, on ne sait, pour le moment ce qu’il sera; on dirait qu’il n’a pas de langue dans la bouche; c’est une boîte close; est-ce un loup où un agneau allez le savoir.  Je ne peux lui confier une tâche dans ces conditions. Peut-être vaudrait-il mieux que je raconte mon rêve à tous les trois. Ainsi, celui qui a du courage s’avancera.”

 

Il se releva de son trône et dit : “ô, mes fils ! Mes ailes, mes bras ! Je ne peux vous cacher que je suis à la fin de ma vie et il est difficile d’accepter la mort avant d’avoir fait tout ce qu’on désirait. Que Dieu vous accorde tous vos désirs. Et moi, mon souhait, c’est d’obtenir les trois pommes de l’arbre enchanté. Que Dieu fasse naître le soleil sur la tête de celui qui les sauvera des mains du géant et me les rapportera. Que mon trône soit à lui.”

Le prince aîné se moquait du soleil mais pas du trône. Alors il se pavana comme un dindon ne voulant pas laisser la bravoure aux autres.

 

Il commença à parler:

- “ô mon père, mon roi, que ton dernier voeu ne soit pas seulement qu’un souhait. Puisque tu ordonnes, ni les montagnes, ni le géant, personne au monde ne peut m’empêcher de réaliser ton voeu.  Je t’apporterai les trois pommes.”

 

Le temps passa bien vite. Puis arrivèrent les jours où fleurissent les montagnes et les collines.

 

Le grand prince commença à monter la garde sous l’arbre enchanté. Il attendit une nuit, il attendit deux nuits et il entendit un “crook”. Il se dit alors : “c’est un corbeau”; il entendit un “craak” il se dit “c’est une branche”; il n’y a ni fleur sur l’arbre ni insecte dans le jardin.

Les jours passèrent. Je ne sais pas si ce fut la troisième, la cinquième nuit, pendant que le ciel et la terre dormaient, que croyez-vous que le prince ait vu : trois fleurs sur les branches de l’arbre enchanté, mais quelles fleurs ! Quelles fleurs plus belles que les roses... Il attendit un peu et releva la tête pour regarder les fleurs une deuxième fois mais que vit-il : trois pommes à la place des trois fleurs. Quelles pommes ! Mais quelles pommes ! On aurait dit des boules de lumière.

Il se dit : “Certainement qu’en les embrassant, le soleil préfère faire rougir ces pommes que l’aigre cerise de Dieu ! Ah ! que cette nuit de malheur passe et qu’il fasse jour !”

Soudain, au moment où le prince se disait ces mots, on ne sait ni d’où ni comment, on entendit un énorme bruit. Un bruit plus fort que celui d’un orage. On aurait cru que le ciel et la terre s’écroulaient. La nuit devint plus noire et surgit une épaisse fumée. Le prince n’eut pas le temps de se demander ce qui se passait que le géant à sept têtes apparut.

Il se dit “quelle est donc cette créature ? Ses têtes ne ressemblent pas à des têtes, ses sourcils ne ressemblent pas à des sourcils, ses yeux sont incandescents et ses poils sont épais.”

Lorsqu’il vit apparaître le monstre, son coeur se déchira de peur. Laissant ses chaussures sur place, le prince s’enfuit si vite qu’un oiseau n’aurait pu le rattraper. Il ne s’arrêta qu’une fois arrivé au sérail.

 

Quand le roi vit son aîné se présenter les mains vides et le visage noir, il compris que ce qu’il avait prévu était arrivé. Mais comme il était bon père, il n’en fit rien paraître à son prétentieux de fils.

 

Qui a dit que le frère cadet, qui, grandissant comme un chêne, sans toutefois arriver jusqu’au ciel, n’arriverait pas à atteindre les pommes ?

Quand il entendit que son frère avait fui, pour sauver son âme, en laissant ses chaussures sur place, il se vit beurrer la tartine.(10)

Il se présenta devant le trône en se pliant en sept (11)

- “Ô mon père, mon roi ! Ne sois pas triste en te disant que ton voeu ne se réaliserait pas.  Si ton fils aîné a eu le coeur déchiré, ton fils cadet est vivant. Je ne craint ni un géant, ni un chameau rugissant. Grâce à Dieu, tu n’es pas mort. Attends encore un an jour pour jour puis demande-moi les trois pommes.”

 

Les mois d’hiver se terminent, puis, arrivent ceux du printemps puis ceux de l’été où tout fleurit.

Retour

 

Cette fois-ci, le deuxième fils attend sous l’arbre magique.

 

A la nuit, le pommier ouvrit ses fleurs qui devinrent des pommes. Puis le ciel et la terre s’ouvrirent, la nuit devint plus noire et surgit une épaisse fumée.

 

Le prince cadet, vit le géant à sept têtes, son coeur se déchira de peur. Laissant son arc et ses flèches, il s’enfuit si vite que le vent lui-même n’aurait pu l’attraper.

Lui aussi, ne s’arrêta qu’une fois arrivé devant le trône.

Quand le roi vit son fils cadet se présenter les mains vides et le visage noir, il comprit que ce qu’il avait prévu était arrivé. Mais comme il était bon père, il ne lui lui fit pas remarquer sa vantardise.

 

Le plus jeune des princes était comme un coffre fermé. Nul ne savait ce qu’il contenait.

Il n’était pas craintif mais seulement très discret. A certains moments on pouvait s’apercevoir qu’il n’avait peur de rien.

Voyant son frère borné revenir les mains vides, il pensa que c’était à son tour d’aller chercher les trois pommes.

Il se présenta devant le trône.

- “Ô mon père, mon roi ! Ne sois pas triste si ton voeu n’est pas réalisé. Ton deuxième fils a eu son coeur déchiré mais ton plus jeune fils est vivant. Que Dieu le garde ! Je vais essayer de t’apporter les trois pommes. Si je ne peux t’apporter les trois pommes, je t’en apporterai au moins une.

Puis il demanda la permission d’accomplir sa quête.

 

Qu’est-ce qu’une année ? Certains mois et certaines années ne semblent durer qu’un jour !

 

Au bout d’un an. Les mois refleurirent. Le petit prince attendit sous l’arbre.

Nous n’allons pas nous répéter à nouveau : les trois pommes poussèrent sur trois branches puis vint le géant à sept têtes. Le prince n’eut pas peur !

Le jour se leva et embrassa l’une des pommes. Le géant la cueillit.  Le prince attendit, sans bander son arc.

S’éclaircissant davantage, le jour embrassa l’autre pomme, le géant la cueillit aussi. Le prince ne bougea pas.

Le jour, en continuant à se lever, embrassa la troisième pomme. Le géant avide cueillit la dernière pomme.

Alors, le prince n’attendit plus, il banda son arc et lâcha une flèche qui traversa d’un seul coup les sept têtes du géant. Le sang coula à flots. Alors le géant lança un rugissement si fort que le ciel et la terre en tremblèrent.

 

Laissons le géant s’en aller en perdant son sang... 

Le petit prince courut jusqu’au sérail. Son père le voyant ainsi se dit “mon dernier espoir est évanoui !”

A ce moment, le prince se mit à parler :

- Ô mon père, mon roi ! En me voyant les mains vides, ne me crois pas honteux comme mes frères. - puis il raconta ce qui s’était passé - Maintenant je vais suivre les traces laissées par le sang du géant. Jusqu’à ce jour, je n’ai fait de mal à personne, mais à partir d’aujourd’hui, je te le jure, je m’emparerai des sept têtes du géant ou je me ferai tuer. Il se pourrait que je ne revienne pas ou que je ne trouve personne en revenant. Si je vous ai manqué de respect, pardonnez-moi.

 

En entendant ces paroles, le frère aîné ne se tint plus de rage, le deuxième trépigna d’un pied sur l’autre. Tous les deux dirent .

- Est-ce difficile de tuer un géant blessé ? Est-ce à lui de faire cet ouvrage alors que nous sommes ses aînés. Il n’a qu’à s’asseoir dans son coin.

Oubliant son rôle royal, le père prit une balance dans la main, il mit les deux frères aînés dans un des plateaux et le plus jeune dans l’autre. Il ne faut pas s’arrêter à la corpulence ni aux apparences. Le plateau de la balance est petit et s’abaissa du côté du plus jeune.

 

Cela veut dire, pour les grands frères, qu’”il faut avoir du poids pour être pesé”. Celui qui manque de poids, le vent l’emporte.

En conclusion, le père dit :

- Ô mes fils ! Aujourd’hui, vous n’arrivez pas à vous partager les sept têtes du géant et demain, comment allez-vous partager le trône ? Au lieu de vous battre restez unis. Si vous vivez unis, les gens vous aimerons, et quand vous mourrez, la terre vous aimera. Maintenant, au lieu de parler, courez, tous les trois à la poursuite du géant. J’ai exaucé le voeu qui m’offrait l’occasion de prolonger ma vie. Il me reste un dernier souhait, avant de mourir : vous voir tuer le géant.

 

Les trois frères, main dans la main, bras dessus, bras dessous, se mirent à poursuivre le géant.

 

Après avoir longtemps marché ils arrivèrent près d’un puits. Ils remarquèrent que les traces de sang s’arrêtaient au puits. C’était donc la porte par laquelle le géant passait pour monter à la surface.

Le puits, était recouvert par un énorme rocher qu’il n’était pas facile de faire bouger.

Les trois frères se regardèrent.  Le plus grand, disant “C’est moi l’aîné !” s’attaqua au rocher, mais il n’eut pas assez de force pour l’ébranler. Le deuxième, n’osant pas reconnaître ses limites, s’y attaqua lui aussi. Mais il n’arriva pas à le faire bouger d’un pouce.

Quand arriva le tour du plus jeune, ses frères se préparaient à lui dire : “Si nous n’y sommes pas arrivés, tu ne pourras jamais le faire car nous avons mangé quarante pétrins de pain de plus que toi.”  Mais avant qu’ils n’aient le temps de le dire, le plus jeune avait soulevé le rocher et l’avait jeté au loin avec son petit doigt.

Alors tous les trois se penchèrent et regardèrent dans le puits.  Oh la la ! Quel puits !

 

Les trois frères se regardèrent de nouveau. Le plus grand se disant “C’est moi l’aîné !“ s’adressa à ses frères : “attachez-moi une corde à la ceinture.” Ils l’attachèrent comme il faut et commencèrent à le faire descendre dans le puits. Au bout de cinq brassées, il commença à crier :“Oh ! Je brûle ! Je brûle ! que le trône de mon père soit à vous, sauvez-moi !”  Ils retirèrent leur frère aîné, rougi des pieds à la tête.

Le deuxième frère, voyant son aîné entré blanc et sortir rouge, prit peur, sans oser l’avouer. Sans le vouloir vraiment il se fit descendre !

On l’attacha comme son aîné. Mais au bout de cinq brassées celui-ci aussi, se mit à crier :“Je gèle, Dieu que j’ai froid, retirez-moi, que le soleil luise sur vos têtes !” Quand ils le retirèrent, il le virent glacé jusqu’au cou, sauf la tête.

Puis vint le tour du plus jeune. Les grands frères, au lieu de dire “c’est lui qui a blessé le géant, c’est lui qui a jeté le rocher avec son petit doigt,” se préparaient à dire “puisque nous n’avons pu descendre, tu ne le pourras pas non plus !”

 

Mais avant qu’ils n’aient le temps de le dire, le plus jeune dit :

- Attachez-moi et faites deux noeuds, quand j’aurai crié “j’ai chaud !” continuez de me faire descendre et quand j’aurai crié “j’ai froid !” continuez encore de me faire descendre. Le pire qui puisse m’arriver, c’est la mort.

Les frères, au lieu de deux noeuds firent dix noeuds et commencèrent à le descendre. Au moment où il cria “je brûle !”, ils lâchèrent de la corde. Au moment où il cria “Je gèle !”, ils continuèrent à lâcher de la corde. Enfin. le petit prince, après mille brassées, toucha le fond du puits.

 

En regardant à gauche et à droite, que vit-il ? Un mur ressemblant à celui d’un château avec une grande porte sur laquelle se trouvait un énorme anneau. Le prince empoigna l’anneau et tira. La porte s’ouvrit entièrement.

Il vit une grotte dans laquelle il entra. Puis, en avançant, il découvrit bien d’autres grottes. Au bout de la centième grotte, il n’en crût pas ses yeux, le géant blessé était allongé, les sept têtes posées sur sept pierres. Au chevet du géant, il y avait trois filles qui tenaient chacune trois éventails. En voyant cela, le prince faillit oublier les trois pommes et le géant.

 

Il aurait été injuste de dire que les filles étaient belles. Elles étaient plus belles les unes que les autres. Des mères ne peuvent donner naissance à de telles créatures. Ceux qui les voient les prendraient plutôt pour des Djinns ou pour des Anges.

Mais la plus belle était la plus petite. Elle aurait pu dire à la lune “n’apparaît pas, c’est moi qui suis née !”

 

A la vue du jeune prince les trois filles furent troublées et les éventails de plumes leur tombèrent des mains. L’une d’entre elle, non pas la plus grande, non pas la deuxième au regard de cerf, mais la princesse au quartier de lune et au regard pers, se leva, et, s’appuyant de ses talons semblables à des colombes, s’avança vers le prince et lui dit :

- Ô brave, comment es-tu arrivé ici ? Es-tu assoiffé de ton propre sang ?  Est-ce la mort qui t’a attirée ici ? Ne vois-tu pas celui qui est allongé telle une montagne devant toi ? On ne peut s’approcher de lui à cause de ses blessures. Dieu nous garde ! S’il se réveille, il nous mangera tous. Si sa colère augmente, il ira manger le monde entier. Alors brave, aie pitié de toi et vas-t-en comme tu es venu. Nous ne pouvons pas changer ce qui nous est arrivé, mais toi, tu peux encore l’éviter.

 

En quelques mots, elle raconta ce qu’elle avait vécut. Les trois filles étaient nées des trois pommes du pommier magique. Le prince ne comprit rien à cela. Il se retourna vers elle et lui dit :

- Ah, la belle des belles, n’aie pas peur, le brave qui est en face de toi n’est pas un brave ordinaire, l’épée qu’il a dans la main n’est pas de celles que tu connais. Même le serpent ne touche pas à celui qui dort. Attendons qu’il se réveille, nous verrons ce qu’il arrivera !

 

Pendant ce temps, les autres filles vinrent près de lui.

 

Il raconta tout ce qu’il avait vécu, en commençant par le voeu de son père, jusqu’au visage de ses frères, jusqu’à ce que le géant se réveille. Pendant qu’il racontait, le visage des belles rougissait et leurs yeux devenaient incandescents.

 

Mais le géant n’était pas prêt à se réveiller. Alors les filles prirent chacune une grande aiguille et se mirent à coudre ensemble les pieds du géant. Sa peau était si épaisse qu’il ne sentait rien. Le prince, pensant que les filles avaient subi bien des épreuves, vit que le géant commençait à se réveiller dans un grognement.

De ses yeux injectés de sang, le géant vit celui qui l’avait blessé. Il attrapa sa massue et la lança. Les anges protégèrent le prince. Son bouclier fut brisé, son armure fut déchirée mais il en sortit indemne. Il dégaina son épée, se rua sur le géant. Il lança son épée une fois, deux fois, à la troisième, il lui coupa les sept têtes.

Les filles des pommes vinrent alors danser autour de lui en chantant comme des perdrix.

Que Dieu ne laisse personne aux mains du géant !

Le prince, après avoir envoyé l’âme du géant en enfer, proposa aux belles de le suivre. Les belles se ne se sentaient plus de joie. Ils retournèrent vers la sortie du puits et le prince attacha une corde à la ceinture de l’aînée des filles puis il cria :

- Ô grand frère, celle-là, c’est pour toi !

Ceux d’en haut la tirèrent. Puis il attacha la deuxième et cria au deuxième frère :

- Ô frère, celle-là, c’est pour toi !

Puis ils remontèrent la fille.

Quand vint le tour de la plus petite, elle dit en rougissant :

- Mon brave, si je suis ta part, je préfère que tu montes avant moi et que tu me tires toi-même. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Il y a des frères qui se font tuer pour leurs frères mais il y en a d’autres qui leur tendent des pièges. Celui qui descend de ses propres pieds, crois-tu qu’on le fera sortir en le tenant par les bras ? En vérité, si en me voyant, ils te laissent au fond du puits, le monde deviendra un enfer pour moi. Je ne sourirai plus et je ne parlerai plus.

- Ô ma couronne, un grand sage nous a conseillé, si nous vivons, nous vivrons tous les trois et nous serons une armée. Si nous mourons, nous serons amis dans la vie future. Je ne laisserai rien dire sur mes frères, mais, si par hasard, ils me tendent un piège, ne soit pas triste et ne reste pas muette. Si Dieu veut que nous soyons ensemble, cela se réalisera. Je ne peux sortir sur la terre avant que tu ne sois sortie.

 

Alors, la plus belle des belles, comprenant qu’elle ne pouvait être entendue, accepta.

- Ô mon brave ! Tu n’as pas voulu m’écouter. Au moins, prends en considération ce que je vais te dire. On ne peut pas descendre dans un puits avec la corde d’un lâche.

Si tes frères coupent la corde qui te remonte, souviens-toi de ce que je vais te dire. Pendant la nuit, deux moutons viendront ici. L’un est noir, l’autre est blanc. L’un d’entre eux te prendra sur son dos. Le blanc t’emportera vers la lumière tandis que le noir t’enfoncera dans les ténèbres. Tu ne t’es pas méfié de tes frères. Méfie-toi au moins du mouton noir.

Elle coupa trois cheveux de la frange qui pendait sur son front et les lui donna en disant :

- S’il t’arrive encore des difficultés, brûle l’un de mes cheveux.

Le prince mit les cheveux sur sa poitrine puis cria .

- Tirez, mes frères ! Celle-là, elle est à moi !

 

Les frères tirèrent la corde et que virent-ils au bout ? Une fille belle comme un quartier de lune.

Le second prince ne réagit pas mais pour l’aîné qui était un connaisseur, son coeur fondit. Il poussa promptement son frère derrière un rocher et lui dit à l’oreille :

- Notre frère n’est pas facile à battre. Avec une flèche, il a fait couler à flot le sang du géant. Avec son épée, il a coupé les sept têtes. Tant qu’il sera vivant, ni toi ni moi ne pourrons nous asseoir sur le trône ni obtenir la couronne en or. Tu as vu ce qu’il a fait avec l’énorme rocher qui couvrait le puits. Un jour, il nous jettera comme une petite pierre. Qu’il reste au fond du puits jusqu’à la fin de sa vie. Nous trouverons bien quelque chose pour mentir à notre père.

 

Pendant qu’ils se préparaient à trahir leur frère, le jeune prince cria du fond du puits :

- L’épée est dans ma main, la corde est à ma ceinture, maintenant, hissez-moi !

 

Sous le regard des trois filles, ils commencèrent à tirer la corde. Mais ils ne faisaient que semblant de tirer. Au bout de quelques instants, ils firent mine de perdre la corde tout en la lâchant vraiment. Leur frère se retrouva au fond du puits. Sa tête heurta durement une pierre. Au lieu d’invectiver ses frères il se dit : “il s’est sûrement passé quelque chose.”

 

Soudain, deux moutons apparurent, on ne sait d’où, et commencèrent à tourner autour de lui.

Ils tournaient si vite qu’il donnèrent le vertige au prince. En s’évanouissant, il tomba sur le mouton noir qui l’emporta en franchissant les sept étages qui les séparaient du monde des ténèbres.

 

Une fois en bas, le prince dit au mouton :

- Ô mouton noir, c’est ce tour-là que tu voulais me jouer ? Ce monde est noir, il n’a ni soleil ni jour, tout ce qu’il contient est noir .

De plus, il commençait à avoir soif. Sa langue était sèche. Il se dit : “on ne peut arriver à rien en restant assis.”  Alors, il marcha, espérant trouver une fontaine ou une créature de Dieu.

Ses yeux ne s’habituaient pas au noir et sa soif ne s’étanchait pas. Il aperçut une petite lumière. Il se dit “où il y a de la lumière, il y a des hommes, où il y a des hommes, il y a de l’eau”.

Il marcha donc jusqu’à cette lumière et arriva à un endroit où se trouvait une sorte de village en pierre qui devait être très ancien. Les maisons qui n’avaient ni portes ni cheminées ressemblaient à des galeries de taupes. De part et d’autre de chaque ouverture on pouvait trouver deux émeraudes qui brillaient et éclairaient l’endroit. Il n’y avait ni bougie ni torche, seules les émeraudes donnaient un peu de lumière, permettant de distinguer ainsi le loup de l’agneau.

 

Le prince, fatigué, tomba avec bruit et s’endormit devant une maison.

Dans cette maison habitait une vieille femme qui, entendant le bruit, sortit vivement et vit le jeune homme couché. Il ressemblait à un géant. Une telle créature n’était jamais passée par là. Elle se demanda de quelle montagne il était la rose et de quelle rose le rossignol ?

Le prince ouvrit alors les yeux et dit :

- Mère, j’ai la bouche sèche, donne-moi un peu d’eau !

 

Je vous raconte simplement cette histoire, mais sa demande fut telle que la vieille ne put résister.

 

- Ô fils ! Pour ta façon de me demander de l’eau, je donnerais ma vie. Puisque tu es tombé devant ma porte, je ferais couler mon sang pour toi. Mais tu demandes de l’eau et je n’en ai même pas une goutte. Tu ressembles à un étranger, d’où viens-tu ? Dans ce monde de ténèbres, nous ne pouvons trouver qu’une seule cruche d’eau par année. Mais je vais demander à mes voisins, on ne sait jamais, peut-être en ont-ils ?

Peu de temps après, elle revint avec une petite tasse dans laquelle se trouvait une sorte de boue argileuse. Le prince la prit, la fit tourner dans sa main et se dit “quelle est cette eau ? Cela ne ressemble pas à de l’eau. Chez nous, l’eau est sans odeur et sans couleur. Dans celle-ci, il y a tout sauf moi.”

 

La vieille femme hocha trois fois de la tête et dit :

- Ne dit rien. fils. Chez nous l’eau est plus chère que le sang. Tu trouveras dedans, des vers plus grands que toi. Cette eau n’est pas faite pour étancher ta soif mais pour mouiller tes lèvres.

Quand on a faim, que ne mange-t-on pas ? Quand on est nu, quel vêtement ne porte-t-on pas ? Mais la soif ne ressemble à rien d’autre. Parfois, on boit même la soif comme de l’eau. L’eau, même puante, même grouillante de vers, apparaît comme de l’eau.

Le prince hésita, trempa ses doigts dans la tasse puis humecta ses lèvres. Ses lèvres se desséchèrent et sa bouche s’humidifia. Il dit :

- Une gorgée d’eau crée quarante ans d’amitié. Je t’ai appelée Mère. Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas d’eau ici. Je comprends qu’il n’y ait pas de nuages et qu’il ne pleuve pas mais n’y a-t-il pas d’eau sous la terre ou les fontaines se sont-elles desséchées ?

La vieille hocha la tête puis dit :

- Ne dis rien, fils, ne dis rien. La poitrine de la terre noire n’est jamais assoiffée. Les fontaines ne se sont pas taries. Ceux qui peuvent être assoiffés sont ceux qui tombent amoureux des belles des trois pommes. Il fut un temps où nous avions de l’eau qui ressemblait à celle du jardin d’Eden, elle était si bonne que celui qui en buvait voulait toujours en boire.

 

Mais on ne l’a pas laissé couler naturellement, alors Dieu s’est fâché et, un jour, on ne sait d’où, est apparu un géant qui s’est assis sur l’endroit où coulait l’eau. Il cria :

- Une cruche d’eau contre un homme !

Ce défi a touché le coeur de nos braves. Celui qui avait confiance en son arc, il le banda et se rua vers le géant. Celui qui avait confiance en son épée la dégaina et se rua sur le géant.

 

Personne n’en est revenu ! Et mon fils aussi est parti pour ne pas revenir. Alors il n’est resté aucun jeune dans le pays. Maintenant, c’est le tour des filles de partir. Chaque année, une maison sacrifie une de ses filles. Quand le géant se lève pour manger sa victime, l’eau recommence à couler et, pendant ce temps, nous remplissons les cruches que nous buvons tout au long de l’année. Demain, c’est justement le jour du sacrifice. Ce sera un jour sanglant. De plus, ce sera le tour de la fille du roi. Tu verras comment les pleureuses gémiront bruyamment.

Tous les deux, fatigués, s’endormirent profondément sur le sol.

 

La vieille, expérimentée savait quel souhait accompagnait le sommeil du prince. Elle se dit “fils, je sais ce que tu as dans la tête, c’est très difficile à réaliser, mais j’espère que tu vas réussir:”

 

Au petit matin, le prince, prenant la cruche sur son épaule, s’en alla. Dehors, il y avait beaucoup de monde. Les uns étaient grands, les autres bossus. Les uns avaient deux cruches dans la main, les autres une cruche sur l’épaule. La foule se dirigeait vers la fontaine qui n’avait pas encore commencé à couler. Personne ne remarqua le prince dans la foule.

Rapidement, il atteint ceux qui se trouvaient au devant.  En tête de la foule, il vit la fille du roi qui était habillée en rouge. La tête penchée, l’air résigné, elle faisait mal à voir. Les pleureuses augmentaient le chagrin de la foule.

Ils allèrent jusqu’où ils purent aller. Puis, ils laissèrent la fille et reculèrent jusqu’à un bassin où devait arriver l’eau. La fille du roi marcha autant qu’elle put vers la fontaine en suivant le lit du canal.

Elle s’avança longtemps puis vit le géant qui était incroyablement grand. Sa taille était comparable à un minaret. Son corps était large comme une montagne. Il avait neuf têtes grandes comme des coupoles. Sa bouche était si grande qu’elle s’ouvrait comme un puits. Sa langue ressemblait à une pelle, ses oreilles à un tamis. Derrière chaque oreille, avaient poussé deux cornes grandes comme des arbres.

 

A la place de la fille du roi, qu’est-ce que vous auriez fait ?

Début du conte

 

Jusqu’à hier, elle avait peur des agneaux, alors, elle faillit s’évanouir de peur, mais le prince la rejoignit.

Apeurée, elle sursauta. Le prince lui dit :

- Petite gazelle, pourquoi me crains-tu ? Je n’ai rien pour te tendre un piège, je n’ai qu’un arc et trois flèches. Je les garde pour le géant.

Le géant les vit.

- J’ai beaucoup de chance, cette année, au lieu d’une, c’est deux victimes que l’on m’apporte. Je vais faire la fête. Se dit-il.

S’il avait eu le temps d’inspirer, les deux jeunes gens se seraient retrouvés dans sa bouche. Mais le prince ne lui en laissa pas le temps, il banda son arc et envoya la première flèche qui entra par la bouche du géant et lui sortit par le nez. Il banda à nouveau son arc et envoya une deuxième flèche qui lui entra par l’oreille droite et sortit par l’oreille gauche. Il envoya la troisième flèche qui lui entra par la tête et sortit par les pieds. Sans dire un mot, le géant s’écroula. Il perdit tant de sang qu’une rivière se forma.

Ne se tenant plus de joie, la fille du roi embrassa les mains et les pieds du prince. Elle dit :

- Tu m’as sauvé. Que Dieu réalise tous tes désirs.

Discrètement, elle trempa ses doigts dans le sang du géant puis, avec le sang, marqua le dos du prince. Sans la regarder, le prince lui dit :

- Que Dieu te garde pour tes parents.

Puis il s’en alla vers le bassin. Là, il remplit sa cruche et retourna vers la maison de la vieille.

La foule massée devant le bassin attendait que coule le sang des victimes. Quand elle vit qu’à la place du sang coulait de l’eau, elle n’en crut pas ses yeux. L’un d’entre eux, buvant une gorgée, s’écria :

- Oh ! Les amis, ce ne peut être le sang de la fille du roi, c’est meilleur que de l’eau bénite.

Ils commencèrent à remplir leurs cruches. Ils ne pouvaient pas savoir que, désormais, la fontaine ne tarirait plus.

 

Pendant qu’ils remplissaient leurs cruches, le roi vit sa fille apparaître derrière lui. Il en eut peur puis lui dit :

- Ô Hediye (12) , pourquoi es-tu revenue ? O ma fille, pourquoi nous as-tu fais ça ? Et si maintenant le géant vient nous demander pourquoi nous n’avons pas envoyé de victime ? Que répondrait-on ? S’il renverse mon trône, et si la foule se rebelle contre nous, que ferais-je ? Que deviendrons-nous ? Va, ma fille, sans me faire honte, sans qu’on t’aperçoive, retourne où tu dois aller. Tu verras, ce n’est rien, tu n’es qu’une bouchée. Tu fermeras tes yeux et d’un seul coup tu te trouveras au septième ciel, au paradis. C’est tout.

La fille l’écouta sans lui couper la parole. Mais comme son père n’arrêtait pas de parler, elle commença à pleurer et dit :

- Ô père, pour qui je me sacrifierais, et pour qui je sacrifierais mille âmes, cette mort aurait été douce comme le miel. Mais cela ne s’est pas passé comme tu crois. Le géant est mort. L’eau coule.  Puis elle raconta, ce qui s’était passé.

Le père, au lieu de se réjouir, frotta sa barbe et pensa. Voyant son père inquiet, sa fille lui dit :

- Ô père, tu as retrouvé ta fille, ton peuple a eu son eau, au lieu de te réjouir, pourquoi t’inquiètes-tu ?

- C’est vrai, ma fille, mais nous devons craindre un tel brave. Le géant n’avait pas voulu mon trône, mais lui, qui est-il et d’où vient-il ? Il faut qu’on le trouve et qu’on sache ce qu’il a dans la tête. Ce monde est ainsi, ma fille, il faut porter attention à ce genre de personne.

 

Sans savoir pourquoi, la fille pencha la tête et dit :

- Ô mon père, mon roi, c’est un brave dont je n’ai jamais entendu le nom ni l’origine. Est-il de chez nous ou vient-il de l’étranger, je ne sais ? Je ne le reconnaîtrai pas en le revoyant mais je reconnaîtrai ma marque sur son dos.

 

Sur ce, le roi fit annoncer que tous ceux qui avaient la force de marcher devaient passer devant son sérail.

Tous passèrent sous la fenêtre du sérail sauf celui qu’on cherchait. Le roi prit peur et fit une deuxième annonce. Mais cette fois-ci, il convoqua même les vieux. Il avait parsemé d’émeraudes le chemin du passage. Lorsqu’ils défilèrent, la princesse reconnut de suite la marque de sang et jeta son foulard sur le prince.

Les gardes l’emmenèrent au roi. La fille du roi, en voyant son sauveur, se mit à rougir.

 

Allez savoir pourquoi !

 

Le roi lui dit :

- Est-ce toi qui as tué le géant ?

- Je n’y suis pour rien, mon roi, c’est le géant qui voulait mourir.

- Est-ce toi qui as sauvé ma fille qui ressemble à une rose ?

- Je n’y suis pour rien, mon roi, le temps de vie que Dieu lui a accordé n’était pas fini.

- Est-ce toi qui a fait couler l’eau ?

- Je n’y suis pour rien, mon roi, l’eau s’écoule d’elle-même.

 

- Quoi que tu dises, je sais que c’est toi qui as accompli ces actions. Dis-moi ce que tu veux en échange !

- Je n’ai pas jeté une pierre pour avoir mal aux bras, je ne veux que ton bien.

- Si tu veux, je te donnerai ma fille qui brille comme une étoile.

- J’ai vu la lune, je n’adorerai pas une étoile, garde-là avec toi.

- Si tu veux, je te donnerai une des soixante douze provinces de mon pays.

- Mes yeux ne se sont pas habitués au noir. Garde-la pour toi, mon roi.

- Prends tout ce qui est à moi.

 

- Je ne veux rien de ce monde. Montre-moi, si tu peux, la route qui me fera rejoindre la surface de la terre.

- Tu as dit “surface de la terre”(13)  ? Je n’en connais pas la route, ici, nous ne connaissons que ce monde.

- Non mon roi. Il existe la “surface de la terre” et le “ciel”(14) dans lequel je n’ai pas volé. Chez nous, il y a la nuit et le jour. La nuit est noire comme chez vous, le jour est clair comme le ciel. Maintenant qu’y résident les trois belles des pommes, ce lieu est devenu un paradis. Je ne peux te raconter et tu ne peux comprendre. Il vaut mieux que vous me donniez la permission de m’en aller. Sans doute trouverai-je une sortie sur le monde de lumières.

 

- Quel endroit ! Quel monde inconnu ! Revenons à mes vizirs, il ne savent rien et ne voient pas plus loin que leur nez. O prince vêtu de fer, tu nous a donné de l’eau. Si tu pouvais creuser une ouverture dans le versant de cette montagne afin que nous puissions voir le jour, je te donnerais mon trône et ma couronne.

 

- Ô mon roi. Je ne voulais pas te le dire mais tu m’y obliges, moi aussi je suis un fils de roi. Je ne désirais même pas la couronne de mon père, que veux-tu que je fasse avec la tienne ?  Je t’aurais bien fait ce que tu demandes, mais je ne puis le faire n’importe quand, il faut attendre le bon vouloir du temps. L’âme du géant est allée aux enfers, c’est que son heure était arrivée. En dehors de ce temps, je n’étais rien à côté de lui. Son corps a disparu, un jour, un loup (15)  gris sortira de son antre et vous emmènera vers la lumière. Si le temps n’arrive pas, nul ne peut rien faire. Donnez-moi la permission de m’en aller, ce sera le mieux.

 

Ils s’embrassèrent comme père et fils et comme frère et soeur et se quittèrent. Il alla saluer la vieille femme et prit la route dans le noir.

Après avoir marché longtemps, tombant de fatigue, il s’endormit sous un grand arbre. Il rêva qu’un ange ou un saint lui faisait manger un helva (16) fortifiant. Comme il n’avait pas dormi depuis longtemps, il n’arrivait pas à se réveiller. Puis, il entendit une voix. Il ne savait pas si c’était dans son rêve ou dans la réalité. Puis, soudain, il entendit un cri si fort qu’il sursauta. Il aperçut un nid sur une des branches de l’arbre. Dans ce nid, deux petits oiseaux piaillaient de peur. Se demandant ce qui se passait, il vit un serpent noir qui se dirigeait vers le nid. Avec une flèche, il cloua le serpent à l’arbre puis se rendormit.

 

Cet arbre était l’arbre d’émeraude et le nid était celui de Zümrütanka. Zümrütanka était l’oiseau de la chance.(17)  Aujourd’hui, il avait laissé ses petits à la garde de Dieu afin d’apporter la chance ailleurs.

J’espère qu’un jour il vous portera chance ! Je ne l’ai pas vu et je raconte ce qu’on m’a dit. Il paraît que son visage ressemble à un visage d’homme. Il a quatre ailes dont les plumes sont si vertes qu’elles sont éblouissantes. Avec chaque aile, il peut soulever un éléphant. Imaginez-le !

 

On peut dire encore beaucoup de choses sur cet oiseau mais je ne veux pas vous ennuyer.

 

Début du conte

 

Mais permettez-moi de rajouter ceci : Cet oiseau qui ne ressemble pas à d’autres oiseaux ne pond que deux oeufs - ni plus ni moins - chaque année. Ses oeufs sont grands comme des montagnes. Les petits qui sortent de l’oeuf sont plus grands qu’une caille mais plus petits qu’une colombe. Ils pourraient grandir, mais, jusqu’à présent, ils n’ont jamais vécu.

Quand la mère part porter la chance, elle ne trouve plus que deux gouttes de sang au retour. Elle cherche partout sans pouvoir trouver son ennemi.

Cet oiseau porte la chance mais ne trouve pas le temps de s’occuper de ses petits. Aujourd’hui, il entendit au loin le cri de ses oisillons. La mère revint tellement vite que ses soixante douze mille plumes lui firent mal.

Sans jeter un coup d’oeil dans le nid, voyant quelqu’un couché sous l’arbre, elle fondit sur lui comme si elle avait trouvé son ennemi de mille ans. Heureusement les petits crièrent :

- Mère, ne regarde pas celui qui est couché mais regarde celui qui est sur l’arbre.

La mère reconnut le serpent qu’elle avait toujours vu à ses pieds. Elle se dit :

- “Oh ! C’était donc toi qui mangeais mes petits depuis des années. Tu étais tellement rusé que tu arrivais à marcher sur la neige sans laisser de traces. A partir de ce jour, je jure que je détruirai tout ce qui rampe sur le sol. Si je ne le fais pas, que j’y perde mon nom. Quand à toi, fils d’homme, puisque tu as expédié l’âme du serpent en enfer, que ta main et ton bras ne connaissent jamais le mal !”

Le vent noir commença à souffler. Zümrütanka ouvrit ses ailes et protégea le prince qui continua à dormir.

Après longtemps, il se réveilla et vit une comme une tente verte dressée au-dessus de sa tête. Au moment où il se frottait les yeux en se demandant ce que c’était, l’oiseau se mit à parler.

 

- Est-ce toi qui as tué le serpent ?

- Pourvu que la flèche soit une bonne flèche, elle sait de quelle veine elle peut enlever l’âme, je n’y suis pour rien.

- C’est toi qui a sauvé mes oisillons ?

- Le temps de leur mort n’est pas encore là, je n’y suis pour rien.

- Quoi que tu dises, je sais que c’est toi qui as accompli ces actions. Dis-moi ce que tu veux en échange !

- Que peut-on demander à un oiseau ?

- Si tu veux, je peux te parler en toutes les langues.

- Celui qui est séparé de sa rose n’entendra pas le rossignol.

- Veux-tu recevoir une branche de cet arbre en émeraude ?

- Les branches auxquelles j’ai fait confiance se sont cassées. Je n’allongerai plus mon bras pour m’y accrocher.

- A part mes petits, je peux te donner mon trône d’émeraude. Si tu veux, je peux te donner un autre royaume. Je suis l’oiseau de la chance.

- Je ne veux ni trône ni royaume: si tu peux, indique-moi le chemin qui mène à la surface de la terre.

 

Zümrütanka leva les yeux vers son nid en soupirant et dit :

- Ô Fils de l’homme ! Puisque c’est toi qui as tué mon noir ennemi et qui as sauvé mes petits, je te donnerais volontiers ma vie. Te montrer le chemin n’est rien pour moi. Je t’aurais pris sur mes ailes pour t’emmener sur la surface de la terre et même dans le ciel. Mais je ne peux pas. Entendant les cris de mes petits, je suis revenue si vite que je me suis heurtée aux arbres et aux montagnes et j’ai perdu bien des plumes et bien du sang. Les forces m’ont abandonnée. Si l’on pouvait trouver quarante quartiers de viande et quarante outres d’eau, ce serait la fête pour nous deux.

 

Les yeux du prince s’illuminèrent lorsqu’il entendit ces paroles. Il dit :

 

- Ô oiseau de la chance, si tu veux m’emporter là-haut, je te trouverai toute la viande et l’eau dont tu as besoin. Il suffit d’avertir le roi. Désormais il a de l’eau en abondance ainsi que beaucoup de moutons.

Sur ces paroles Zümrütanka fit un signe. Une colombe apparut. Le prince écrivit une lettre, l’attacha à l’aile de la colombe qui la porta au roi. Peu de temps après, quarante autruches, parfois en volant et parfois en courant, apportèrent tout ce dont ils avaient besoin.

Entre-temps, Zümrütanka nourrit ses oisillons puis dit :

- Maintenant il faut partir !

Le prince sauta de joie. Il plaça les quarante quartiers de viande et les quarante outres sur le dos de Zümrütanka, puis chercha une place pour lui. Zümrütanka lui dit :

 

- Ô mon prince, pourquoi t’inquiètes-tu ? Un brave comme toi a toujours une place sur ma tête” (18) ; il suffit que tu me donnes de la viande quand je crie “gak” et que tu me donnes de l’eau quand je crie “guk” dit-il. Puis, en priant “ô Dieu” elle prit le prince sur ses ailes et commença à monter vers le ciel.

 

On n’aurait jamais dit que c’était un oiseau qui vole, c’était un château volant, ce béni (19) !

 

Les montagnes, en le voyant venir, se baissèrent et se baissèrent encore, et les nuages se replièrent et se replièrent encore. Par chance il ne neigea et il ne plut; quelquefois un coup de vent passa sur leurs têtes.  Alors, à partir de ce moment-là le prince n’eût en tête qu’une chose : dès qu’il entendait “gak” il mettait de la viande et quand il entendait “guk” il mettait de l’eau dans  la bouche de l’oiseau. Simurk, buvant à longs traits et mangeant  par morceaux s’éleva et s’éleva encore. Combien de jours, combien d’heures, met-on pour arriver à la ligne qui sépare le monde des ténèbres du monde ensoleillé, qui peut le savoir ?

En survolant les montagnes qui se succédaient il arrivèrent sur une montagne bariolée où le jour et la nuit se joignaient. Le prince commença à voir clair et se réjouit en disant: “On est presque arrivés”. Mais alors, il s’aperçut qu’il ne leur restait ni une bouchée de viande ni une gorgée d’eau; les provisions de voyage qu’il croyait largement suffisantes était épuisées. Et juste à ce moment-là Simurk cria “gak”. Le prince ne savait plus que faire. Il l’entendait mais il faisait mine de ne pas l’entendre.

 

Quand il n’y a rien on n’y peut rien, n’est-ce pas !

 

Il ne se passa pas longtemps que Zümrütanka recria “gak”! Le prince regarda à gauche et à droite  mais il ne savait plus sur quel pied danser... Et alors, les ailes de devant du pauvre oiseau s’affaiblirent et il faillit chuter.

 

Voyez-vous ce qu’il arrive au négligent ! On avait, presque, réussi  à atteindre la surface de la terre en remontant les sept couches mais maintenant on retombe.

Début du conte

 

Le prince eut peur de redescendre sous terre. Alors, serrant très fort les dents pour ne pas crier, il se coupa un morceau de chair à un endroit qui ne le tuerait pas, puis il le mit dans la bouche de Zümrütanka.

Le pauvre oiseau se tut et ne dit plus ni “gak” ni “guk”. En battant ses ailes arrière, il remonta et se posa sur la montagne Blanche. Après avoir déposé le prince il dit :

- Mon brave, j’ai réalisé ton désir, je t’ai fait monter sur la terre et si tu avais eu assez de provisions je t’aurais emmené jusqu’au ciel, maintenant pars ! Que Dieu te bénisse et que tu ne fasses jamais partie des perdants. Ce n’est pas toujours facile de trouver un brave comme toi. Va maintenant, descends de cette montagne Blanche, prends cette route et arrive à bon port.  

 

Alors le prince lui répond :

- Ô, oiseau de chance !  Que Dieu te garde, toi et tes petits, que tes ailes ne souffrent plus, maintenant que j’ai revu ce monde, je consens à mon destin.

Disant ceci, le prince fit un pas mais il n’arriva pas à retirer la jambe blessée. Zümrütanka, le voyant  boiter dit :

- Attends mon brave, attends, je mange toutes sortes de viandes et je bois tous les breuvages mais je ne mange pas la chair de l’homme et je ne bois pas le sang de l’homme. La dernière bouchée de viande que tu m’as donnée, quand j’ai crié “gak” , était la chair de l’homme; je l’ai compris et je ne l’ai pas mangée; je l’ai gardée sous ma langue.

Il la sortit de sa bouche et la colla à la jambe du prince.  Puis il lui dit: “Marche maintenant...” Alors, le prince ne sentant plus aucun mal à sa jambe se mit en route avec un petit pincement au coeur et la larme à l’oeil.

Il marcha longtemps sans aller très vite.

 

Le prince n’était pas un Zümrütanka qui pouvait monter en un clin d’oeil à la surface.

 

Finalement, il arriva dans son pays.

Comme il ne payait pas de mine vu qu’il était sale et que ses habits étaient déchirés, on ne lui aurait jamais permis d’entrer dans le sérail. Comme il ne savait pas ce qui s’était passé depuis son départ, il décida de travailler pendant quelques temps afin de pouvoir s’acheter des habits neufs et se renseigner sur les événements récents.

Nous n’allons pas le suivre pendant qu’il cherche du travail mais nous allons vous raconter ce qui s’est passé du côté des frères.

 

Les deux frères jaloux qui n’avaient  pas écouté les filles, et qui avaient coupé la corde et laissé leur frère au fond du puits, se mirent d’accord sur ce qu’ils devraient dire à leur père. Ils se rendirent au sérail et, une fois devant leur père, ils dirent :

- Ô père, roi des loups et des oiseaux, ne sois pas triste, ton voeu s’est réalisé, mais tu as perdu un fils et nous avons perdu un frère. Pour que tu sois vivant, nous donnerions aussi notre vie.

 

Je n’ose pas le dire mais tout s’est passé ainsi... et il raconta toute l’histoire.

 

- Sur tes conseils, nous avons suivi les traces du sang. Main dans la main, bras-dessus, bras-dessous, sans nous fatiguer et sans nous arrêter nous sommes arrivés devant un puits. Nous y sommes descendus et nous y avons vu un géant qui dormait. A son chevet, il y avait trois filles semblables à des anges. Ces filles étaient nées des pommes. A la vue de ces filles, ton plus jeune fils, oubliant les marques de respect dues à ses aînés, dégaina son épée et se rua sur le géant. Avant que nous puissions le protéger, le géant avait bu son sang.

Le géant a voulu aussi nous manger. Mais nous nous sommes jetés sur lui de part et d’autre et nous l’avons mis en pièces. Nous avons vu alors ses sept têtes nager dans un bain de sang. Les trois belles sautèrent de joie. Nous n’avions pas le coeur à les regarder.

La chemise ensanglantée de notre frère a servi de foulard aux jeunes filles. Nous les avons emmenées avec nous. Elles attendent devant le sérail l’ordre de notre père.

 

L’aîné continuait de mentir pendant que le second l’approuvait. Le pauvre roi, croyant tous ces mensonges, pleurait et dit :

- Ô Fils ! Qui es allé dans un lieu d’où l’on ne revient pas. J’aurais préféré que mon voeu ne se réalise pas, plutôt que d’avoir cette malheureuse nouvelle.

 

Il pleurait si sincèrement que les montagnes pleurèrent avec lui. Tous se mirent en deuil pour sept années. Comme on ne peut pas faire de mariage dans la maison d’un mort, on mit les filles, chacune dans une chambre gardée par un lion ou un tigre. Les fils n’avaient pas le courage de passer devant les portes. De plus, ils avaient peur qu’une des filles, oubliant son serment, vint tout raconter à leur père.

 

Pour les vivants, cette année passa comme le vent. Le roi n’avait plus qu’une préoccupation : marier ses deux fils, laisser le trône et rejoindre son plus jeune fils dans l’autre monde.

 

Afin de marier ses fils, il mandata des hommes qui demandèrent leurs mains aux filles. Avant que les mandataires ne posent leur question, les filles avaient compris leurs intentions.

Elles dirent :

- Nous sommes nées d’une mère et d’un arbre. Ensemble, nous pensons à la même chose, nos coeurs battent ensemble. Quand nous rions, nous rions ensemble, quand nous pleurons, nous pleurons ensemble et si Dieu veut que nous nous marions, nous voudrions que notre mariage soit célébré le même jour.

L’une d’entre elles dit :

- Pour cadeau de mariage, je veux un plateau en or sur lequel on aura posé un chien de chasse et un lapin en or. Quand j’aurai dit “attrape-le”, le lapin doit détaler et le chien doit le poursuivre.

L’autre dit :

- Pour ma part, je voudrais une poule en or avec ses quarante poussins en or mais qui ne demandent jamais ni d’eau ni de grains.

La plus belle dit :

- Je veux une aiguille en or que ni la main ni le fil ne touche mais qui brode toute l’année.

En entendant ces voeux surprenants, les mandataires retournèrent voir le roi. Il fit venir tous les bijoutiers au sérail et leur fit part des trois voeux et leur dit :

- Si vous ne fabriquez pas ces objets en quarante jours, je vous ferai couper les mains.

 

Les bijoutiers consternés s’en allèrent.

 

Entre-temps, le plus jeune prince, pour ne pas se faire reconnaître, s’était mis sur la tête un masque de chauve. Il avait été engagé ainsi, comme apprenti chez un bijoutier. Voyant son maître revenir consterné, il lui demanda :

- Ô Maître, que s’est-il passé ? Que t’est-il arrivé ? Ne t’enfonce pas dans la tristesse car elle aboutit à la mort. Il est difficile de mourir sans avoir réalisé tous ses voeux.

Le maître se fâcha et dit :

- Laisse-moi tranquille Keloglan (20) , tais-toi et reste dans ton coin.

 

Mais Keloglan ne lâcha pas son maître et il arriva à le faire chanter comme un rossignol. Le pauvre homme raconta tout et dit :

- Fabriquer un chien de chasse et un lapin en or, c’est facile, mais où trouver le sang et l’âme ?

 

Keloglan compris de qui venaient ces voeux et se souvint des cheveux qu’il avait mis sur sa poitrine. Il dit :

- Ô Maître, ne t’inquiète pas, Le lapin, la poule et l’aiguille en or, moi je peux les fabriquer. Il suffit que tu m’apportes quarante sacs de raisin, quarante sacs de noisettes, quarante dizaines de bougies et enferme-moi dans ta boutique pendant quarante jours et quarante nuits pendant lesquels il te sera interdit de t’approcher d’ici. Alors, je les fabriquerai.

 

Le maître ne le crut pas mais il se dit “le roi nous a demandé des choses si incroyables que je n’ai plus envie de faire quoi que ce soit, donc, je n’ai rien à perdre dans ma boutique. Pour faire plaisir à Keloglan, je lui donnerai tout ce qu’il désire puis j’irai me promener pendant la quarantaine.”

Il lui apporta donc tout ce qu’il voulait puis s’en alla.

On ne sait pas combien de jours passèrent, mais après un certain temps, le maître décida d’aller voir ce qui se passait dans sa boutique.

A la nuit tombée, il rôda autour de sa boutique et jeta un coup d’oeil par la fente de la porte. Keloglan ne faisait rien et passait son temps à casser des noisettes. Le maître se dit “la meule tourne mais nous ne voyons pas la farine, on ne voit ni le chien de chasse ni le lapin”.  Puis il rebroussa chemin.

 

Quand le prince - dit Keloglan - eut fini de manger les raisins et les noisettes, c’était la nuit du trente neuvième jour et l’on entrait dans le quarantième. Cette nuit là, il rêva de choses bizarres et des trois belles aux pommes. Il se réveilla et pris les trois cheveux qu’il avait mis sur sa poitrine. Il en brûla un. De la flamme apparut un djinn noir, une de ces lèvres était par terre et l’autre touchait le ciel. Il dit :

- A vos ordres maître !

- Je ne veux rien qu’un chien de chasse et un lapin en or. Il  n’avait pas fini de formuler son voeu qu’apparurent le chien et le lapin sur un plateau d’or. Au moment où le prince dit “attrape-le”, le  lapin détala et le chien le poursuivit. Ils tournaient sans cesse autour du plateau. Le djinn avait disparu.

 

Alors le prince brûla le deuxième cheveu.

De la flamme apparut le même djinn noir. Il dit :

- A vos ordres maître ! Les paroles vous appartiennent et les voeux sont aux belles qui les ont formulés. Je ne vous les ferai pas répéter deux fois.

- Je veux une poule et quarante poussins en or. Il n’avait pas fini de formuler son voeu qu’apparurent la poule et les poussins sur un plateau d’or. La poule et les poussins picoraient des perles sur le plateau.

Il voulut dire merci au djinn mais celui-ci avait encore disparu.

 

Alors le prince brûla le troisième cheveu.

De la flamme apparut le même djinn noir. Il dit :

- A vos ordres maître ! Les paroles vous appartiennent et les voeux sont aux belles qui les ont formulés

- Je veux une aiguille en or qui brode toute l’année sans que la main ni le fil ne la touchent.

Il n’avait pas fini de formuler son voeu qu’apparut l’aiguille et le canevas. L’aiguille brodait si bien qu’on ne se lassait pas de la regarder.

Quand le prince voulut remercier le djinn, celui-ci avait déjà disparu.

Il n’allait pas courir derrière le djinn. Il plaça les trois plateaux sous l’étagère.

 

Il voulut se reposer mais au moment où il allait s’endormir, le maître entra dans la boutique. Il dit :

- Hé ! Keloglan, tu as fait ce que tu voulais de ces quarante sacs de raisin et de noisettes, que vas-tu me dire maintenant ? Je ne vois ni les chiens de chasse ni le lapin.

Keloglan - répliqua :

- Ô Maître pèse tes mots avant de parler,  je n’ai pas à mentir, la parole sort une seule fois de la bouche. Quand j’ai dit que je pouvais le faire, je le fais. Baisse-toi et regarde sous l’étagère.Si tu ne vois pas ce que tu cherchais, tu me diras tout ce que tu veux.

Le maître se baissa et y vit trois plateaux. Alors, il voulut embrasser les mains de son apprenti, il n’en croyait pas ses yeux et il dit :

 

- Il y a toujours un plus doué que soi. C’est ta main qui doit être embrassée, elle a sauvé mes mains. Dors autant que tu veux, je vais apporter ces présents au roi avant que le bourreau ne surgisse devant notre porte.

 

Disant ceci, il les apporta au sérail. En les voyant, le roi resta bouche bée. Il ordonna qu’on donne au bijoutier, son poids en or. Puis, il fit venir ses deux fils et leur dit :

 

- Ô mes fils, mes bras, mes ailes, dans mon peuple j’ai des sujets qui savent donner de l’eau au fer et de l’âme à l’or. Voila les présents que désiraient les filles des pommes. Maintenant, à vous de choisir l’un de ces présents pour l’envoyer avant qu’il ne fasse nuit. La chance jouera pour vous. Chacune trouvera bien son dû. Je ne veux plus entendre autre chose !

Si le père n’avait pas coupé court, les princes se seraient disputés pour avoir la plus jeune. Mais ils étaient obligés de choisir l’un des plateaux.

Ils s’approchèrent des présents en se disant bonne chance. Ils ne choisirent pas le plateau sur lequel se trouvaient l’aiguille et le canevas. Mais comme les belles voulaient se marier toutes en même temps, le roi fit parvenir aussi l’aiguille et le canevas en l’offrant à celle à qui cela revenait de se marier avec le jeune homme de son choix.

La grande fille prit le lapin en or en disant que cela lui revenait. La seconde pris la poule et les poussins en faisant la même remarque. La petite prit alors l’aiguille et le canevas.

L’aîné avait offert le lapin en or, le second la poule: C’était le choix que le plus jeune avait fait pour ses frères. Mais nous allons voir à qui va revenir la plus jeune !

 

Voyant ces présents, les trois filles comprirent que le jeune prince était revenu des ténèbres. Elles firent la fête avant de se marier.

Le soir où les mandataires vinrent pour fixer la date du mariage, la plus jeune dit :

- Je ne voudrais pas retarder la date du mariage de mes soeurs mais avant, j’aimerais qu’on fasse venir tout le monde sur la place. J’y lâcherai la colombe que j’ai cachée sur mon sein et j’épouserai celui sur la tête duquel elle se posera. Ce sera le jour du mariage pour nous trois.

Le lendemain, tous les hommes du pays se réunirent sur la place.

Depuis que Keloglan avait sauvé les mains de son maître, le maître ne faisait rien sans son apprenti. Sans tenir compte de l’opposition de Keloglan, le maître l’emmena avec lui sur la place. Sur la place il y avait foule. Tous espéraient que la colombe allait se poser sur sa propre tête. Mais la colombe blanche, tournant plusieurs fois au-dessus de la foule se posa sur la tête de Keloglan.

Toute la  foule cria “bravo !” Mais les Vizirs ne furent pas contents.

Ils dirent :

- Cette fille ne peut être la lune ni l’étoile de Keloglan. Il faut essayer encore une fois ! 

Ils amenèrent Keloglan derrière une des montagnes du pays. La fille, ne pouvant rien dire se résigna et quelques larmes tombèrent de ses yeux. Elle lâcha à nouveau l’oiseau. La colombe, de montagne en montagne, alla se poser de nouveau sur la tête de Keloglan.

Le peuple cria à nouveau “Bravo, Bravo !”  Mais les Vizirs ne furent toujours pas satisfaits.

Ils dirent  :

- Cette fille ne peut être la lune ni le soleil de Keloglan. Il faut essayer encore une fois ! 

Ils mirent Keloglan en prison.

 

La fille, en pleurant relâcha encore une fois la colombe. Celle-ci tourna plusieurs fois par-dessus la place, monta vers le ciel, se confondit avec les nuages, puis descendit jusqu’au château et se posa encore sur la tête du prisonnier. La foule cria plus fort encore mais les Vizirs se mirent vraiment en colère.

Ils dirent :

- Ce n’est pas cette fille qui se posera sur la branche de Keloglan. Si cette colombe doit se poser, elle se posera sur la branche du fils du Vizir noir.  Puis ils demandèrent au roi la tête de Keloglan.

Mais la plus belle des belles dit :

- C’est  mon destin, peu m’importe qu’il soit chauve si Dieu ne lui donne pas d’autres défauts.

Mais le roi n’écouta pas la fille. Il dit aux Vizirs :

- Que les trois noces commencent aujourd’hui ! Je vous donne la permission de faire ce que vous voudrez.

 

Le prince, voyant le bourreau devant lui compris de quel côté soufflait le vent. Il lui dit :

- Ce n’est pas une colombe qui s’est posée sur ma tête mais une chouette. Je n’ai fait qu’obéir à l’ordre du roi, mais, comme tu le sais, avant de quitter ce monde, j’ai droit à faire un voeu au roi et à prier. Après cela, tu pourras me couper la tête.

Le bourreau voyant qu’il parlait juste l’amena au-devant du roi. Le roi, en voyant Keloglan, dit :

- Keloglan, quel tour vas-tu jouer encore ?

- Je n’ai aucune visée sur le trône royal ni sur le pommier, quel tour pourrais-je donc te jouer ?

- Ah Keloglan le branchu ! Quel oiseau vas-tu ensorceler encore pour qu’il se pose sur ta branche ?

- Chaque oiseau sait sur quelle branche il doit aller se poser, et même, il sait dans quelle main il a bu de l’eau. Cela ne demande ni sortilège ni magie. O mon roi !

- Ah Keloglan sans secret et impatient, à qui vas-tu tendre un piège ?

- Je ne suis ni le grand prince, ni le deuxième. Personne ne descendra dans le puits avec ma corde. C’est pourquoi je ne tends de piège à personne, O mon roi !

 

- Keloglan sans puits, sans seau, je ne puis comprendre ton langage obscur, dis-moi ce que tu me caches.

- Ô mon roi ! Si les pères veulent tremper leurs mains dans le sang de leurs fils, les frères peuvent-ils lire, entre eux, les textes sacrés ? Voila, j’ai dit ce que j’avais à dire et je ne peux en dire plus.

 

Le roi le regarda des pieds jusqu’à la tête. Entre-temps, le prince enleva son masque de chauve et dit :

- Tu ne m’as pas reconnu, Père ? Mes frères ont voulu me tuer mais Dieu m’a conservé la vie, et maintenant, tu veux me donner au bourreau ?

Disant ceci, il se jeta au bras de son père et pleura, le roi ébranlé pleura lui aussi.

 

Un peu plus tard, il fit venir ses deux aînés et dit :

- Ô mes fils ! Ce Keloglan dont nous avions donné la tête au bourreau, est venu nous parler. Il raconte une histoire de loup. Écoutez bien.

Le plus jeune, en commençant par la descente dans le puits fit le récit de toute son aventure.

Plus il racontait, plus le roi devenait blême et les princes aînés auraient souhaité que la terre les engloutisse.

Quand le prince eut fini son récit, le roi se tourna vers ses aînés et dit :

- Ô mains ensanglantées ! Etes-vous satisfaits de tout cela ? De plus, en revenant, vous avez voulu prendre ma couronne et mon trône.

Si on ne peut vous confier un frère, comment pourrait-on vous confier un peuple ?

Le roi leur cracha au visage et voulu les donner au bourreau. Mais le plus jeune intervint et dit :

- Ô père, qu’ils aient honte de ce qu’ils ont fait. Ne trempe pas ta main dans le sang de tes fils. Je leur ai pardonné, que Dieu leur pardonne aussi.

Alors les deux princes remplis de remords se mirent à pleurer. Il voulurent se jeter au pieds de leur frère mais comme c’étaient les aînés, le plus jeune leur embrassa les mains.

Pendant ce temps là, le bourreau attendait dehors. Mais les murs ont des oreilles.

 

Avant la fin du jour, tous avaient appris le récit du prince dit Keloglan. Les trois belles du pommier l’avaient également entendue.

Les noces furent reportées au lendemain.

Le lendemain, on battit le Davul (21)  et on prépara la place. On fit la fête pendant quarante jours et quarante nuits.

Les étoiles s’ouvrirent comme des fleurs, les fleurs se dispersèrent comme des étoiles, les montagnes s’habillèrent en vert, les branches des arbres s’habillèrent de rouge et les trois filles qui rivalisaient avec la lune vinrent devant les princes.

Le chien de chasse poursuivit le lapin dans un coin de la place, de l’autre côté, la poule pondit des oeufs en or, et l’aiguille continua à broder sans s’arrêter. Quant aux invités, chaque jour, mille cavaliers descendirent et mille cavaliers repartirent.

Au quarantième jour, les trois princes, accompagnés des trois belles du pommier allèrent embrasser la main de leur père. Le roi fit maintenant ce qu’il devait faire il y a longtemps. Il donna à son aîné Altinhisari, (22). Il donna au deuxième fils Gümüshisari (23): Il donna au plus jeune Demirhisari. (24)

 

Il légua sa couronne et son trône à son plus jeune fils, celui qui a un coeur et une poignée de fer. Puis il se retira et passa ses derniers jours dans la joie.

Quand quelqu’un du peuple voyait l’une des belles, il devenait joyeux, d’autres devenaient chanceux, d’autres voyaient leur vie se prolonger.

 

Il est tombé trois pommes du ciel, la première est pour celui qui a fait ce conte, la deuxième est pour celui qui le raconte, la troisième est pour ceux qui l’écoutent.

 

Güney, Eflatun Cem, Masallar (Les contes), Kültür Bakanligi Yayinlari, 1992, Ankara  pp 238 à 284

 


Retour

 

Guney, né en 1896 à Malatya est mort en janvier 1981.  - Il fut instituteur, écrivain de contes et chercheur en folklore ayant recueilli un bon nombre de contes. Il a eut le prix Andersen en 1956 puis en 1960 pour les contes qu’il a publié sous le nom “Açil Sofram Açil” (Ouvre-toi, ma table, ouvre-toi) puis “Dèdè Korkut masallari” (Contes de Dèdè Korkut).

 

(7) Le roi avait tout ce qu’il voulait

(8) Jeunes, belles et rouges.

(9) Moine musulman affilié à un ordre ou à une confrérie

(10) Beurrer la tartine : expression turque signifiant que les choses sont facilitées du fait de  l’erreur de l’adversaire

(11) Se pliant en quatre

(12) Cadeau, présent.

(13) Yeryüzü

(14) gökyüzü

(15) Dans la mythologie,“Mebozkurt” est le loup gris qui, montra aux turcs, jusqu’alors confinés dans un étroit territoire, le chemin de l’expansion.

(16) Helva : sorte de gâteau à base de farine, de sucre et de beurre, qui, entre autre, est proposé par les parents du mort lors d’un enterrement.

(17) Littéralement, l’oiseau d’État

(18) Avoir une place sur la tête : avoir beaucoup de respect

(19) Béni est utilisé pour marquer la divinité

(20) Keloglan : littéralement, garçon-chauve

(21) Davul, pron Davoul : grand tambour turc construit spécialement pour une fête.

(22) le château en or

(23) le château en argent

(24) le château en terre

 

Début du conte