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RUSE DE FEMME  
Extrait et arrangement des "Mille et une nuits" - Traduction Mardrus - Bouquins-Laffont

Il m'est revenu, ô roi fortuné, que, dans une ville d'entre les villes, une jeune femme de haut rang, dont le mari s'absentait souvent en voyages proches et lointains, finit par ne plus résister aux sollicitations de son tourment et se choisit, comme baume calmant, un jouvenceau qui n'avait pas son pareil parmi les jouvenceaux du temps.
Et tous deux s'aimèrent d'un amour extraordinaire; et ils se satisfaisaient mutuellement en toute joie et toute tranquillité, se levant pour manger, mangeant pour se coucher, et se couchant pour copuler. Et ils vécurent en cet état un long espace de temps.

Or, un jour, le jouvenceau fut sollicité de travers par un cheikh à barbe blanche, un perfide dédoublé, semblable au couteau du vendeur de colocases. Mais il ne voulut point se prêter à ce que l'autre lui demandait, et, se prenant de querelle avec lui, il lui donna de grands coups sur la figure et lui arracha sa barbe de confusion. Et le cheikh alla se plaindre au wali de la ville du mauvais traitement qu'il venait de subir ; et le wali fit saisir et jeter en prison le jouvenceau.

Sur ces entrefaites, la jeune femme appris ce qui venait d'arriver à son amoureux, et, de le savoir en prison, elle conçut un très violent chagrin. Aussi elle ne tarda pas à arrêter son plan pour délivrer son ami, et, s'ornant de ses plus beaux atours, elle alla au palais du wali, sollicita l'audience et fut introduite dans la salle des requêtes.

Or, par Allah ! rien qu'en se montrant ainsi dans sa souplesse, elle pouvait d'avance obtenir le gain de toutes les requêtes de la terre en large et en long. En effet, après les salams, elle dit au wali :
- Ô notre seigneur le wali, le jouvenceau Tel, que tu as fait mettre en prison, est mon propre frère, et le seul soutient de ma maison. Et il a été calomnié par les témoins du cheikh et par le cheikh lui-même qui est un perfide et un débauché. Je viens donc solliciter de ta justice son élargissement, sans quoi ma maison va tomber en ruine; et moi, je mourrai de faim !

Or, dès que le wali eut vu l'adolescente, son coeur travailla beaucoup à son sujet ; et il en tomba amoureux; et il lui dit :
- Certes ! Je suis disposé à élargir ton frère ! Mais auparavant, entre dans le harem de ma maison, et je viendrai te retrouver à la fin des audiences, pour causer avec toi de la chose !
Mais elle, comprenant ce qu'il lui voulait, se dit :
- Par Allah ! ô barbe de poix, tu ne me toucheras qu'au temps des abricots !
Et elle répondit :
- Ô notre seigneur le wali, il est préférable que tu viennes toi-même dans ma maison, où nous auront tout le loisir de causer de la chose avec plus de tranquillité qu'ici, où je ne suis qu'une étrangère !

Et le wali, à la limite de la joie, lui demanda :
- Et où se trouve ta maison ? 
- Dans tel endroit ! Et je t'y attendrai ce soir, au coucher du soleil.

Et elle sortit de chez le wali, qu'elle laissa plongé dans une mer agitée, et alla trouver le kâdi de la ville.
Elle entra donc chez le kâdi, qui était un homme d'âge, et lui dit : "O notre maître le kâdi !"
- Oui !
- Je te supplie de jeter tes regards sur mon cas, et Allah t'en saura gré !
- Qui t'a opprimée ?
Elle répondit :
- Un cheikh perfide qui, grâce à ses faux témoins, à réussi à faire emprisonner mon frère, le seul soutien de ma maison. Et je viens te prier d'intercéder auprès du wali, pour qu'il fasse relâcher mon frère !"

Or lorsque le kâdi vit et entendit l'adolescente, il en tomba éperdument amoureux, et lui dit :
- Certes ! je veux bien m'occuper de ton frère. Mais commence par rentrer dans le harem, pour attendre mon arrivée. Et alors nous causerons de la chose. Et tout arrivera selon ton désir !
Et l'adolescente se dit : "Ah ! fils de l'entremetteur, tu m'auras au temps des abricots"
Et elle répondit :
- Ô notre maître, il vaut mieux que j'aille t'attendre dans ma maison où nul ne nous dérangera !
- Et où se trouve ta maison ? 
- Dans tel endroit ! Et je t'y attendrai ce soir, au coucher du soleil.
Et elle sortit de chez le wali, et alla trouver le vizir du Roi.

Lorsqu'elle fut devant le vizir, elle lui raconta l'emprisonnement du jouvenceau, qu'elle disait être son frère, et le supplia de donner l'ordre de le faire élargir. Et le vizir lui dit :
- Il n'y a pas d'inconvénient ! mais, en attendant, entre dans le harem où j'irai te rejoindre, pour causer de l'affaire !
Elle dit :
- Par la vie de ta tête, ô notre maître, je suis fort timide, et je ne saurais même pas me diriger dans le harem de ta seigneurie. Mais ma maison convient mieux aux causeries de cette nature, et je t'y attendrai ce soir même, une heure après le coucher du soleil !
Elle lui indiqua l'endroit où était situé sa maison, et sortit de chez lui pour aller trouver le roi de la ville.

Or, lorsqu'elle fut entrée dans la salle du trône, le roi, émerveillé de sa beauté se dit : "Par Allah ! quel morceau à s'appliquer tout chaud à jeun !" Et il lui demanda : "Qui t'a opprimée ?" 
- Je ne suis point opprimée, puisqu'il y a la justice du roi !
- Allah est le seul juste ! Mais que puis-je faire pour toi ?
- Donner l'ordre de faire élargir mon frère emprisonné injustement !
- La chose est aisée ! Va ma fille, m'attendre dans le harem ! Et il n'arrivera que ce qui peut te convenir !
- Dans ce cas, ô roi, j'irai plutôt t'attendre dans ma maison. Car notre roi sait que pour ces sortes de choses-là, une grande préparation est nécessaire, en fait de bain, de propreté et autres choses semblables. Et tout cela je ne puis le bien faire que dans ma propre maison, qui, d'être foulée par les pas de notre roi, sera à jamais honorée et bénie !
Le roi dit : "Qu'il en soit donc ainsi !"
Et tous deux tombèrent d'accord sur l'heure et le lieu de la rencontre.

Et l'adolescente sortit du palais et alla trouver un menuisier.
- Tu vas  m'envoyer ce soir à la maison une grande armoire à quatre étages superposés, et dont chaque étage aura une porte indépendante fermant solidement avec un cadenas !
Le menuisier répondit :
- Par Allah ! ô ma maîtresse, la chose n'est pas faisable d'ici à ce soir !
- Je te paierai tout ce que tu voudras !
- Dans ce cas, elle sera prête. Mais comme prix, je ne demande de toi ni or ni argent, ô ma maîtresse, mais seulement ce que tu sais ! Entre donc dans la pièce du fond, afin que je puisse causer  avec toi !  
A ces paroles du menuisier l'adolescente répondit :
- Ô menuisier de bénédiction, quel homme sans tact tu es ! Par Allah ! Est-ce que cette misérable pièce du fond de ta boutique peut convenir à une causerie du genre de celle que tu voudrais bien tenir ? Viens plutôt ce soir dans ma maison, une fois que tu auras envoyé l'armoire, et tu me verras prête à causer avec toi jusqu'au matin !
- De tout coeur amical et comme hommages dûs !
- Oui mais ce n'est plus une armoire à quatre étages qu'il te faudra faire , mais une à cinq ! car c'est bien à cinq étages qu'il me la faut, pour y serrer tout ce que j'ai à y serrer !
Et après lui avoir donné son adresse, elle le quitta et rentra chez elle.

Là, elle sortit d'un coffre cinq robes de formes et de couleurs différentes, et les rangea soigneusement, et fit apprêter les mets et les boissons, et ranger les fleurs et brûler les parfums. Et elle attendit de la sorte l'arrivée de ses invités.
Or, vers le soir, les portefaix du menuisier apportèrent l'armoire en question; et l'adolescente la fit placer dans la salle de réunion. Puis elle congédia les portefaix, et, avant qu'elle eut le temps d'essayer les cadenas de l'armoire, on frappa à la porte.
Et bientôt après, le premier des invités entra, qui était le wali de la ville. Et elle se leva en son honneur et embrassa la terre entre ses mains et le fit asseoir, et lui présenta les rafraîchissements.
Puis elle se mit à couler de son côté des yeux longs d'un empan et à lui lancer des regards brûlants, si bien que le wali se leva sur son séant, et, avec force gestes et tremblements, voulut la posséder à l'instant.
Mais l'adolescente, se désenlaçant, lui dit :
- Ô mon maître, que tu manques de raffinement ! Commence d'abord par te déshabiller pour être libre de tes mouvements ! Et le wali dit : "Il n'y a pas d'inconvénient !" Et il enleva ses vêtements. Et il lui présenta comme on fait d'ordinaire dans les festins des libertins, à la place de ses habits de couleur sombre, une robe de soie jaune et de forme extraordinaire, et un bonnet de la même couleur.
Et le wali s'affubla de la robe jaune et du bonnet jaune, et s'apprêta à s'amuser.

Mais au même moment on frappa à la porte avec violence. Et le wali demanda, fort désappointé : "Attends-tu quelque voisine ou quelque pourvoyeuse ?"
Elle répondit terrifiée :
- Non, Par Allah ! mais j'avais oublié que mon époux revenait ce soir même de voyage ! Et c'est lui-même qui frappe à la porte en ce moment !
- Et alors moi ! que vais-je devenir ? Et que me faut-il faire ?
- Il n'y a pour toi qu'un moyen de salut, c'est d'entrer dans cette armoire !
Et elle ouvrit la porte du premier étage de l'armoire, et dit au wali :
- Entre là-dedans !
- Et comment m'y prendrais-je ?
- En t'y accroupissant ! Et le wali, ployé en deux, entra dans l'armoire, et s'y accroupit.
Et l'adolescente ferma la porte à clef, et alla ouvrir à celui qui frappait.

Or, c'était le kâdi. Et elle le reçu comme elle avait reçu le wali, et, au moment qu'il fallait, l'affubla d'une robe rouge de forme extraordinaire, et d'un bonnet de la même couleur; et, comme il voulait foncer sur elle, elle lui dit : "Non, par Allah ! pas avant que tu n'aies écrit un billet pour ordonner l'élargissement de mon frère !" Et le kâdi lui écrivit le billet en question, et le lui remit au moment même où l'on entendit frapper à la porte.
Et l'adolescente, d'un air terrifié, cria :
- C'est mon époux qui revient de voyage ! et fit grimper le kâdi dans le second étage de l'armoire, et alla ouvrir à celui qui frappait à la porte de la maison. Et c'était précisément le vizir.

Et il lui arriva ce qui était arrivé aux deux autres; et, affublé d'une robe verte et d'un bonnet vert, il fut poussé dans le troisième étage de l'armoire, au moment où arrivait à son tour le roi de la ville.
Et le roi, de la même façon, fut affublé d'une robe bleue et d'un bonnet bleu, et au moment où il voulait faire ce pour quoi il était venu, la porte résonna, et, devant la terreur de l'adolescente, il fut bien obligé de grimper dans le quatrième étage de l'armoire, où il s'accroupit dans une position fort pénible, vu qu'il était bien dodu.

Alors entra le menuisier, avec des yeux dévorateurs et, pour prix de l'armoire, il voulut immédiatement foncer sur l'adolescente. Mais elle lui dit :
- Ô menuisier, pourquoi as-tu fait si petit le cinquième étage de l'armoire ! c'est à peine si on peut y enfermer le contenu d'un petit coffre !
- Par Allah ! cet étage-là peut me contenir et quatre autres encore plus gros que moi !
- Essaie, pour voir, d'y entrer !
Et le menuisier, grimpant sur des tabourets superposés, pénétra dans le cinquième étage, où aussitôt il fut enfermé à clef.

Aussitôt, l'adolescente, prenant le billet que lui avait donné le kâdi, s'en fut trouver les gardiens de la prison, qui, sur le vu du cachet apposé au bas de l'écriture, relâchèrent le jouvenceau.
Alors  elle et lui regagnèrent la maison en grande hâte et, dans la joie de fêter leur réunion, ils copulèrent ferme et longtemps, avec beaucoup de bruit et de halètements. Et, au-dedans de l'armoire, les cinq enfermés entendaient tout cela, mais n'osaient et ne pouvaient bouger.
Or, lorsque l'adolescente et le jouvenceau eurent fini leurs ébats, ils ramassèrent dans la maison tout ce qu'ils purent ramasser en fait de choses précieuses, enfermèrent cela dans des coffres, vendirent tout le reste, et quittèrent cette ville-là pour une autre ville et un autre royaume.

Et voila pour eux !         

Mais pour ce qui est des cinq, voici !

Au bout de deux jours qu'ils étaient là, ils furent pris tous les cinq d'un pressant besoin de pisser.
Et le premier qui pissa fut le menuisier. Et pissant ainsi, l'urine tomba sur la tête du roi. Et le roi, au même moment, pissa sur la tête de son vizir, qui pissa sur la tête du kâdi, lequel pissa sur la tête du wali.
Alors tous élevèrent la voix, excepté le roi et le menuisier, en criant :
- Ô souillure !
Et le kâdi reconnut la voix du vizir, lequel reconnut la voix du kâdi. Et ils se dirent les uns les autres :
- Nous voici tombés dans le piège ! heureusement que le roi a été épargné !
Mais à ce moment, le roi, qui s'était tu par dignité, leur cria :
- Taisez-vous donc ! Je suis là ! Et je ne sais pas quel est celui qui a pissé sur ma tête !
Alors le menuisier s'écria :
- Qu' Allah hausse la dignité du roi ! Je crois bien que c'est moi ! Car je suis au cinquième étage ! Par Allah ! C'est moi qui suis la cause de tout cela, car l'armoire est mon ouvrage.

Sur ces entrefaites, l'époux de l'adolescente revint de voyage; et les voisins qui ne s'étaient pas aperçus du départ de l'adolescente, le virent arriver et frapper à sa porte inutilement.
Et il leur demanda pourquoi personne ne lui répondait de l'intérieur. Et ils ne surent le renseigner à ce sujet.
Alors, tous ensemble, à bout d'attente, enfoncèrent la porte et pénétrèrent à l'intérieur; mais ils virent la maison vide, et n'ayant pour tout meuble que l'armoire en question.
Et ils entendirent à l'intérieur de l'armoire des voix d'hommes. Et ils ne doutèrent pas que l'armoire fut habitée par des djinns…
Et ils proposèrent, à haute voix, de mettre le feu à l'armoire et de la brûler avec ceux qu'elle pouvait contenir.
Et, comme ils allaient mettre leur projet à exécution, la voix du kâdi se fit entendre du fond de l'armoire, criant :
- Arrêtez, ô bonnes gens ! Nous ne sommes ni des djinns ni des voleurs. Mais nous sommes Tel et Tel.
Et, en quelques mots, il les mit au courant de la ruse dont ils avaient été tous victimes.
Alors les voisins, avec l'époux en tête, brisèrent les cadenas et délivrèrent les cinq enfermés, qu'ils trouvèrent affublés des habits étranges que leur avait fait endosser l'adolescente. Et à cette vue, nul ne put s'empêcher de rire de l'aventure. Et le roi, pour consoler l'époux du départ de sa femme, lui dit : "Je te nomme mon second vizir !"

Et telle est cette histoire. Mais Allah est plus savant !

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