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LES DEUX VIZIRS

Il était une fois, à Bagdad, auprès du Kalife, deux Vizirs dont on ne savait lequel était le plus raffiné, tant ils se surpassaient en goût et en splendeur.

La cour pressa le Khalife de les mettre à l’épreuve.  Le Khalife y consentit et décida de leur donner pour épreuve l’arrangement d’un banquet. Celui qui organiserait le plus merveilleux serait sacré arbitre des élégances de son temps.

Vint le jour pour le premier des concurrents.
A l’entrée dans la salle, chacun put découvrir, quoi ? La perfection elle-même.
Tout était parfait : le choix des convives, la qualité des mets, les ornements de la salle, réunissant la fraîcheur et l’éclat, les poèmes récités, la musique et les danseuses, l’ordre de la conversation, édifiante mais amicale, érudite parfois, mais toujours piquante.
Tout était véritablement parfait. Il était impossible de concevoir une plus grande merveille.

L’autre prétendant semblait perdu. Certains le plaignaient déja.
D’autres, plus habiles, allaient faire leur cour au vainqueur véritable.

Une semaine passée, vint le tour de la seconde soirée de fête.
Les invités furent bien surpris, puis profondément déçus. La surprise et la déception leur venaient du constat que tout était identique, point par point, au festin précédent. Les mêmes invités, la même disposition et le même décor, les poèmes identiques, les airs et la danse aussi, les mêmes fleurs et les mêmes parfums et la conversation reprenait son cours revenant sur elle-même :  échos et reflets.
L’assistance consternée ne savait plus comment flétrir le deuxième Vizir plagiaire. Elle se contint cependant et bien lui en prit.

Après un court instant, le Khalife prononça :
- “C’est celui d’aujourd’hui qui a gagné”.  “Puisse la bénédiction du Seigneur l’accompagner toujours comme le suivra à jamais notre reconnaissance ravie, pour le moment exceptionnel qu’il vient de nous donner et dont la saveur ne s’effacera plus de nos mémoires.”

L’assistance stupéfaite ne savait plus quelle mine prendre. Et si le Kalife se moquait ? La supposition était vraisemblable, et, en fin de compte, la seule admissible.

Enfin, le grand Vizir se présenta, poussé par la compagnie, et osa demander :
- “O grand et illustre Kalife ! Dans ta juste rigueur, tu as sans doute voulu railler l’impertinence de ce malheureux, ou bien alors, dans ton insondable sagesse, tu as vu ce que nos yeux n’ont pas su voir. Peux-tu nous expliquer les raisons de ton choix ?”

Et le Kalife de dire :
- “Je ne sais plus quoi dire en vérité, car la raison en est subtile et se dérobe aux explications. Nous étions en passe d’oublier déja le moment vécu il y a huit jours seulement.
Or, à présent, l’art de ce moment-ci vient nous restituer, par une répétition de rêve, toute la magie qui semblait évanouie, tout le parfum évaporé du flacon brisé.
Ce qui était advenu l’autre soir était simplement advenu.
Mais le reflet que nous avons vu ce soir est la création véritable, car ce reflet capte et restitue notre bonheur dans sa perfection spontanée, tout en lui ajoutant trois joyaux : le souvenir, la reconnaissance et la victoire sur l’anéantissement du passé.

Quelle plus belle victoire que celle-là !”

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