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Cinquièmes rencontres professionnelles de musicothérapie active
Paris 11 et 12 novembre 2011

Observation clinique des troubles du rythme en institution spécialisée

Jean Yves Collart
Infirmier et Musicothérapeute

« Le rythme est cette propriété d'une suite d'événements dans le temps qui produit sur l'esprit de l'observateur l'impression d'une proportion entre la durée des divers événements ou groupes d'événements dont la suite est composée » (1)

Le Rythme dans les délires

Première observation :

Henriette a 65 ans. En cette période de décembre, elle souhaite me parler à la suite d'une séance de musicothérapie active en groupe.

Je suis persuadée d'être enceinte, me dit-elle, bien que je sache que ce n'est pas possible.
En avez-vous parler à l'équipe de l'Hôpital de jour ?
Oui, ils m'ont dit que c'était pas possible. Ils vont me faire une prise de sang pour me le prouver.
Je sais que cette réalité que vous vivez est difficile, d'autant plus qu'elle paraît impossible pour les autres...

Henriette est malade depuis longtemps. À la consultation de son dossier aux archives avec les collègues de l'Hôpital de jour, on constate qu'il y a une bonne quarantaine d'années, à peu près au moins de décembre (information qui est restée ponctuelle dans un début de dossier très épais), elle a accouché d'un enfant dont la grossesse était restée inaperçue. La conception de cet enfant paraît assez floue, et l'enfant lui a été retiré rapidement par rapport à  l'état très invalidant  de la maladie psychiatrique d'Henriette.

A 65 ans, Henriette ne parle jamais de cet épisode. Son discours est très pauvre comme on dit dans le milieu professionnel.
A 65 ans, Henriette, au mois de décembre, et ce depuis quelques années maintenant, a l'idée délirante d'être enceinte.

J'ai le sentiment à travers la problématique d'Henriette d'avoir affaire à une «suite logique d'événements dans le temps » et d'une traduction cyclique d'un traumatisme vécu non verbalisé, voire non verbalisable, qui réapparaît aux dates anniversaires avec insistance comme un rejeu quitend la main aux soignants, aux musicothérapeutes ? Ça fait dix ans que la problématique d'Henriette me taraude. Est-qu'un musicothérapeute sensible aux événements rythmiques, sensible à la notion de temps, et persuadé du rôle prépondérant de l'inconscient peut se permettre d'intervenir dans une boucle du temps dans laquelle Henriette semble inexorablement prise au piège ?

Marcelli y répond à sa façon  : « Le rythme est essentiellement un liant. Il relie cequi est du registre de la continuité d'un côté et ce qui est du registre de la suspension, rupture, césure, coupure de l'autre ».
Il nous enseigne également que le temps linéaire est :« une temporalité douloureusement dégagée du biologique, pour s'inscrire dans l'ordre de la culture ».(2)

Où en est Henriette de ce temps linéaire ? N'est-ce pas notre champs d'investigation et d'intervention ?
Le rythme est un liant. Peut-il être désaliénant ?

À ce jour, Henriette est à la retraite, l'atelier de musicothérapie est devenu un lieu convivial, dégagé de tout musicothérapeute où l'accueil, la forme et l'esthétique prévalent sur l'efficacité thérapeutique, et il fonctionne (que c'est drôle !!!) à mi-temps.

« Le rythme est une mise en ordre des temps » (3)

« Ce qu'on ne peut atteindre en volant, il faut l'atteindre en boitant »(4)

La musique a ceci de singulier : elle ne peut pas se voir. Son architecture, son ossature, autrement dit, le rythme qui la porte reste la trace mnésique la plus vivante qui nous pétrit, qui nous façonne et qui en quelque sorte nous configure.

Deuxième observation :

J’entre pour la première fois chez Cathy

Chassez le musicothérapeute, il revient au galop...

Cathy fait partie de ces personnes ni psychiatriques, ni marginales, dont on parle pendant des heures, dans des réunions très bien fréquentées, de gens très instruits qui constituent des comités pour trouver des solutions de logement.
Cathy est d’emblée inabordable, frustrée, revendiquante, et ses paroles sont violentes. Elle paraît toujours en conflit. Et s'il y a du conflit dans l'immeuble, on imagine assez bien qu'elle a sa part de participation.

Où est le rythme là-dedans, me direz-vous, et bien j'y viens. Le rythme est dans cet exemple et pour ma part, dans le repérage rythmique sur la façon d'entrer en relation pour la première fois.

Cathy peut paraître violente. Elle est connue pour l'avoir été. Elle m'ouvre la porte de son appartement et me donne d'emblée ses limites. Elle n'aime pas les infirmiers, elle n'a peur de personne, et elle le répète comme le refrain d'une chanson. C'est son rempart, un mécanisme de défense bien rodé qui il me semble a été le seul  lui ayant permis d'exister dans un monde (ce dont j'ai eu confirmation par la suite), construit de violence, d'alcool et de misère.
J'ai le sentiment que dans sa trame rythmique j'y ai introduit quelque chose de ma trame rythmique : « Puis-je avoir un café ? ». Quelque chose qui pourrait lui permettre de se raccrocher à une autre réalité, plus conviviale... À ma grande surprise ça a marché.

À la deuxième visite, Cathy ouvre la porte, chante sa litanie, et me propose d'elle-même un café... Je vous passe la description des autres visites, en repérant toute fois que les litanies se font de plus en plus douces, que la convivialité fait de plus en plus œuvre socialisante à chaque visite, et qu'actuellement, Cathy nous appelle pour venir la voir quand ça ne va pas, surtout pour nous parler... de sa peur de la violence...

« Les conflits ne sont que des péripéties, ou plutôt on y voit des conflits que parce qu'on ne sait pas y voir une construction. La voile peut-elle être décrite comme en conflit avec le vent ? »(5)

J'ai l'intime conviction que le rythme est une clé (c'est-à-dire qu'il ouvre des portes), un outil (c'est-à-dire qu'il construit et répare), un transport (c'est-à-dire qu'il nous véhicule à travers le temps), et je propose à chaque musicothérapeute et danse thérapeute de s'entraîner, en tout cas, en ce qui concerne les interventions dans le cadre des maladies mentales, à repérer ce qui s'impose rythmiquement, ce qui ne va pas rythmiquement, ce qui « cloche ».

J'ose citer Lacan afin d'éclaircir cette « clocherie ».

« Il n'y de cause que ce qui cloche et bien ! L'inconscient freudien, c'est à ce point que j'essaie de vous faire viser par approximation qu'il se situe, à ce point où, entre la cause et ce qu'elle affecte, il y a toujours la clocherie... Car l'inconscient nous montre la béance par où la névrose se raccorde à un réel – réel qui peut bien, lui, n'être pas déterminé. Dans cette béance, il se passe quelque chose »(6)

Qu'est-ce qui peut clocher dans la perception que l'on peut avoir du rythme ?

Il y a quelques années de cela, je dormais dans un internat, face à un pavillon d'hospitalisation qui recevait des gens en chambre fermée. Je les entendais cogner à leur porte la nuit, ce qui peut paraître assez violent et réactif à une situation d'enfermement, mais en écoutant plus attentivement, on pouvait noter que certaines fois, les coups dans les portes étaient tellement réguliers et cycliques qu'ils pouvaient favoriser mon endormissement. En travaillant par la suite dans un service fermé, j'ai effectivement pu constater que certains patients cognaient de cette façon dans la porte de la chambre fermée. Et quand je me déplaçais pour répondre à ce qui m'apparaissait comme une demande et que j'interrogeais s'ils avaient besoin de quelque chose, ils me répondaient négativement avec un air étonné. Je pense aujourd'hui qu'ils structuraient rythmiquement le temps dans un espace nouveau, étroit et fermé, dans une situation psychologique douloureuse qui les a plongé dans une prise en charge régressive.

Le rythme me semble encore à nouveau, à travers cet exemple, un mécanisme de défense, opérationnel en terme de gestion de l'angoisse.

Cette observation m'en rappelle une autre vécue dans un centre gériatrique :

On se déplace, on nourrit, on désaltère, puis on quitte la chambre.

On recommence l'opération, puis on finit par ne plus comprendre la répétition de la demande. On en conclut assez souvent que la personne perd la tête. Celle-ci devient vite une personne « embêtante » dans le service.
J'ai fait l'expérience de m'arrêter dans cette chambre, tant j'étais agacé par le contenu de la litanie. J'ai répété en vain 5 fois que je ne comprenais pas, parce que trois fois, j'ai apporté nourriture et boisson. Puis j'ai posé cette question impudique et tellement fondamentale à l'aube du grand soir : « avez-vous peur de mourir ? ». Et là, arrêt de la litanie. « Oui, j'ai peur de mourir parce que je ne sais pas si mes enfants m'aiment ».

Après quelques paroles échangées à ce propos, je ressors de la chambre et la litanie reprend son cours de plus belle :

Sauf qu'elle est beaucoup plus supportable pour moi maintenant, parce que je sais de quoi cette dame a « faim et soif ».

Je pense qu'un musicothérapeute, en spécialiste du rythme doit repérer, pour les analyser et même les transformer en les utilisant, les troubles du rythme.
Plus précisément, sa mission peut consister à exploiter ce qui est « troublant » dans les rythmes.

Par exemple, la litanie de cette dame africaine à qui on vient de retirer son enfant. Litanie tellement démonstrative corporellement et verbalement qu'elle paraît comme un trouble du comportement et encourage un psychiatre à prescrire un traitement en urgence. Dieu merci, l'aspect incantatoire de cette litanie n'échappe pas aux soignants de proximité, qui se contentent d'enfermer la patiente en lui demandant de sonner un appel quand elle aura terminé .
Une heure passant, la patiente sonne et nous annonce, calme et sereine que c'est fini, tout est rentré dans l'ordre.

(Cf. http://carmina-carmina.com/carmina/temoignages/robert.htm)

Autre exemple : cette jeune élève infirmière qui annonce qu'une vieille personne complètement grabataire à qui elle vient de faire un soin, a une DTS (Désorientation Temporelle Spatiale).

Tout cela tient à un détail, le calendrier éphéméride qui est posé sur la table de la mamie n'est pas à jour, il est resté sur la feuille du dimanche et nous sommes mardi. On peut imaginer aisément que le monde de cette dame est incarné par l'espace qui lui reste, c'est-à-dire sa chambre dans ce service de gériatrie pour personnes âgées dépendantes. Il n'est pas question, bien sûr, de remettre un diagnostic en cause. Je pense, par contre, qu'il faut ajouter un peu plus de confort dans la prise en charge. Quand on s'aperçoit de ces petites choses importantes, on essaie de sensibiliser les différents acteurs à y prêter attention.

À l'époque, j'enseignais à l'école d'infirmières et c'est incroyable de constater, au retour des étudiants de stage en gériatrie : « Monsieur Collart, on veille à la mise à jour des calendriers, mais quand on part du stage le vendredi et qu'on revient le lundi, le calendrier est resté au vendredi... ».
Pas étonnant que beaucoup de personnes âgées hospitalisées trouvent le temps long... le week-end.

À travers les observations relatées au cours de mon intervention, j'essaie de construire à ma façon et dans mon style une sorte d'anthropologie du rythme qui se voudrait pratique au quotidien. Elle découle d'un parcours, de rencontres et d'intérêt pour la question du rythme. Cette démarche est sous tendue par une utopie de soignant, en ce sens où, à la manière de Paul Ricoeur :

« La fonction la plus positive de l'utopie est l'exploration du possible. En tant que possible, l'intervention utopique est de défier et de transformer l'ordre présent » (7)

Pour terminer, voici un souvenir du temps où j’étais étudiant infirmier en stage dans un hôpital de la région parisienne:

Une vieille dame arrive dans le service, annoncée en fin de vie, peut-être en fin de rythme pourrait-on dire.
À la visite médicale du matin et au pied du lit d'hospitalisation, le médecin lance à la surveillante : « Cette dame est en fin de vie, on fera le nécessaire pour qu'elle souffre le moins possible ». La surveillante acquiesce alors qu'une stagiaire aide-soignante d'origine guadeloupéenne ou martiniquaise lui dit texto : « Elle ne va pas mourir, laissez moi m'en occuper ».

Je ne sais pourquoi, mais la surveillante lui laisse carte blanche. J'ai vu cette stagiaire à l’œuvre tous les matins : nursing  (toilette, cheveux, ongle, etc...) en rythme et en chanson (du pays sans doute?). Idem pour les soins d’escarres (à l'époque, on soignait ces nécroses de la peau avec alternance du chaud/froid : glaçons, sèche cheveux). J'entendais parfois la patiente pousser des petits cris de douleur. J'entendais les réponses stimulantes de la stagiaire : « Encore un peu et c'est fini ». Puis la mobilisation du lit au fauteuil, du fauteuil au lit, en rythme et en chanson, en accompagnant chaque mouvement de l'autre avec la voix, donnant l'impulsion par exemple pour le levé (et hop!). Deux semaines ont suffit de ce traitement pour que la patiente se promène dans le couloir en déambulateur, arborant un sourire de nouveau-né.

Je pense que cette stagiaire a su comprendre dès le départ qu’il s agissait de ce que l'on connaît maintenant comme le « syndrome de glissement » ou si vous préférez une dépression conséquente à une perte du désir de vivre et à des deuils occasionnés par le vieillissement.

C'est pour ma part, dans ce que j'ai pu constater, une prise en charge rythmique intense, à travers des gestes quotidiens, que le désir de vie a rejailli, insufflé et organisé de manière bienveillante par une stagiaire déterminée.

Et ce qui me reste de ce souvenir, c'est la saveur d'un savoir intusussceptionné que j'essaie maintenant, à ma façon, d’acquérir.

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 (1) Sonnenschein,cité par Olivier Messiaen dans : Traité de rythme, de couleur, et d'ornithologie- tome 1 p.41 ed. Alphonse Leduc -
(2) Marcelli
dans - La surprise, chatouille de l'âme - chap.VI p.129 - éd. Albin Michel
(3) Aritoxène de Tarente ,
cité par Olivier Messiaen - id.
(4) Freud cité par J.B.Pontalis
dans Perdre de vue, p.332, Folio Essai  Gallimard
(5) J.B.Pontalis
dans Perdre de vue – id.  p.75- 
(6) Jacques Lacan
dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse - p. 30 Le séminaire livre XI - ed. du Seuil- collection points, Essai.
(7) Paul Ricoeur
dans L'idéologie et l'utopie - Seuil- p.9, Paris -