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L'ÉVEIL MUSICAL

Les comptines et les jeux de rythme : sens et usages

Journée de LIMAY 29 avril 2017

Propos sur les comptines – W. Bakeroot

Texte de référence orale

Le moins qu’on puisse dire c’est que le thème des comptines est une affaire de langage et surtout une affaire de prise de parole.

Les comptines sont, au départ de la vie sociale, elles sont au coeur des fondations du langage et de la parole.

Pourtant, souvent, lorsqu’on parle des comptines, on aperçoit, chez les auditeurs, un petit sourire qui en dit long sur ce qu’ils en pensent. On entend alors des réflexions comme « les comptines, c’est une affaire de petits enfants, elles font partie du registre de l’infantile, ce n’est pas très sérieux » On peut s’amuser avec ça mais on n’en mesure pas l’importance. 

Il y a quelques années, une amie, directrice d’une école maternelle me téléphone pour me demander si je pourrais animer une journée sur les comptines pour son personnel. Ayant donné mon accord, elle me dit qu’elle doit d’abord en parler en réunion d’équipe afin d’avoir l’acceptation de tous. Deux jours après, elle me téléphone pour me dire que l’équipe avait refusé sa proposition sous prétexte que les comptines « ne sont que des choses pour les enfants ? »

Comment donc en faire ressortir l’importance sinon en les replaçant avec le plus de précisions possible dans le cadre de l’acquisition du langage.

Si vous le voulez bien, pour préciser le thème, je vous propose de nous centrer quelques instants sur les mots qui servent à désigner de quoi il s’agit.
Vous savez, aussi bien que moi que les mots sont utilisés souvent sans en connaître le véritable sens. On prend un mot qui nous semble convenir. Mais nous interrogeons peu les racines du mot. Racines qui pourtant nous donneraient le véritable sens de ce que nous voulons dire.
Nous parlons avec des propositions routinières que nous avons mémorisées depuis longtemps.
Par exemple, quand nous parlons de « république », qui se branche sur la « chose » « publique » ? Res-publica.
Il y a presque toujours une forme de métonymie qui accompagne ce que nous disons. Les fondements nous échappent au profit d’une abstraction. Une simplification englobe ce que nous voulons désigner. J’en prends pour témoin le mot MUSIQUE qui englobe tout et n’importe quoi.
Musique qui autrefois était un adjectif verbal et proposait une action, est devenu un substantif désignant un objet quasi fixe. En Grèce, MUSIKÈ était l’adjectif des muses. Il induisait l’action de « musiquer » mais certainement pas un objet.

C’est un peu le destin de la parole et aussi celui du langage que de se « cristalliser » progressivement. Nous sommes toujours loin d’avoir conscience précise de ce que nous disons. Marcel Jousse signalera la tendance générale à l’abstraction. Il appelle ça « algébrose ». On pourrait aussi parler de langue de bois.
Et nous ne connaissons que très peu les racines étymologiques des mots que nous utilisons. L’étymologie nous ramène aux gestes d’où sont partis les mots
La raison de tout cela tient en partie à la prépondérance de l’écrit sur l’oral.

Cette prépondérance tient sans doute à la tendance que nous avons à préférer le fixe au mouvant.
Le mouvant est du côté du temps insaisissable. Il nous échappe et peut paraître angoissant.  Le fixe nous rassure. Il est du côté de l’espace… du papier solfégique.
Toute l’aventure de la musique depuis le 11ème siècle tend progressivement à nous faire dépendre du fixe. Nous sommes devenus des infirmes.

Mécanisation

C’est vers la fin du Moyen âge qu’il s’est passé quelque chose. Au cours des 11e et 12ème siècles, les parcs des monastères prirent l’allure de parcs à machines agricoles. Ivan Illich a des pages très intéressantes sur le sujet lorsqu’il fait des commentaires à propos d’Hugues de Saint Victor dans « le travail fantôme ».
La mécanisation prenait un essor considérable et la technologie s’est étendue à la fabrication des instruments de musique.
Avec la mécanisation, apparurent alors les vièles, les violes, violons, violoncelles, puis le clavecin, et les pianos etc.
C’est la fabrication d’instruments plus perfectionnés qui a favorisé l’émergence de sons purs.
Le son pur à ceci de fascinant, c’est qu’il n’a pas de sens et se trouve du côté de l’ineffable. On peut en dire ce qu’on veut. Surtout, affranchi de la parole qui lui donnait un sens, il fuse en liberté sans contrainte particulière. Il peut alors devenir inquiétant et même terrifiant. L’irruption d’un éventuel dysfonctionnement renvoie à la terreur devant un possible surgissement plus archaïque de bruits étranges, l’eau envahissante, le crépitement du feu dévastateur ou même des fantômes aux portes grinçantes dans la nuit.

Pour se maintenir et faire l’objet d’un contrôle, il fallait tout de même que ce « sonore » trouve des limites. On inventa alors un système clair qui se voulait sage et qui justifiait son existence.  On inventa ce qu’on appelle le « système bien tempéré » appelé aussi « système tonal ».

C’est un système qui a rendu nos oreilles infirmes en nous condamnant à ne plus entendre que 12 demi-tons. Si bien que quand nous entendons chanter des Turcs, ou des Chinois, ou encore d’autres peuples traditionnels, nous pensons qu’ils chantent faux.

Ce système s’est répandu progressivement dans tout l’Occident, créant ainsi ce que nous appelons la « musique pure », appelée au conservatoire « musique savante ». La mélodie se dégageait de la parole et prenait une vie indépendante avec la complicité d’instruments de plus en plus performants.
Cette musique pure devint musique « objets » à fabriquer. Elle versa dans ce qu’on appelle « l’esthétique ».

Comme le « sonore » n’avait plus de sens, il se créa des références purement émotionnelles et jouissives. Le « musical » ne fut plus abordé que par les fantasmes tout en s’assujettissant de plus en plus à un système de goûts.
La dynamique relationnelle du rythme musical lié à la parole fait place alors à un système de fabrication d’objets échangeables et commercialisables.

Au 17ème siècle, Jean-Philippe Rameau et son traité d’harmonie scelleront ce régime dans lequel nous baignons encore aujourd’hui.
Les sons du réel ne sont plus perçus que par un tripotage de sons algébrosés qui ne sont plus reliés au langage et qui n’ont pas de signification.
Ce qui est intéressant à souligner c’est que ce système, comme tous les systèmes, est matriciel, conformant et manipulatoire.

C’est que nous n’interrogeons plus l’histoire qui nous renseignerait pourtant sur la radicalisation progressive du « sonore ».

À voir aussi la prépondérance de l’écrit sur l’oral, depuis l’invention par les Grecs de l’alphabet phonétique.
Platon reprochait déjà à l’inventeur de l’alphabet phonétique d’avoir inventé un système qui ferait perdre la mémoire. (Extrait du Phèdre)

“O THEUTH...  voilà maintenant que Toi, en ta qualité de Père des Lettres de l’écriture, tu te “plais à doter ton enfant d’un pouvoir contraire à celui qu’il possède.
“Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur MEMOIRE produira l’OUBLI dans “l’âme de ceux qui en ont acquis la connaissance tant que confiants dans l’ECRITURE, ils “chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au dedans et grâce à eux-”mêmes, le moyen de se ressouvenir.
“En conséquence, ce n’est pas pour la MEMOIRE, mais pour la procédure du ressouvenir que tu as “trouvé un remède.
“Quant à la SCIENCE, c’en est l’ILLUSION, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu’en “effet, avec toi ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d’une information abondante “ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont  dans la plupart “incompétents, insupportables en outre dans leur commerce, parce qu’au lieu d’être SAVANTS, “c’est SAVANTS d’ILLUSIONS qu’ils sont devenus...!

Étymologie

Questionner les mots et les gestes qui les ont fondés rendrait plus de sens à nos discours.

À commencer par le mot « PAROLE » (qui en connaît l’étymologie ?) est un avatar. Un avatar du mot « PARABOLE ». Dans « parabole »,  on trouve 2 racines : « Para » et « Ballein » « À côté » et « JETER ».
Parole est une contraction de « parabole ». Parler, c’est donc « jeter à côté ».
Lorsque l’on se trouve devant le réel, on essaye de le définir par des mots et des phrases. Ce n’est pas que le réel soit informe mais il surgit toujours avant le langage. Son surgissement impressionne toujours un peu soit en plaisir, soit en effroi.

Le réel, c’est ce qui nous tombe dessus. Ce n’est pas la réalité. La réalité, on peut la constater après que le réel soit arrivé.

Nous jetons des mots vers le réel. Nous essayons de le définir. Mais les mots n’atteignent jamais le réel, sauf dans la folie où le fou se prendra même pour le réel.

Ce qui indique que lorsque nous ouvrons la bouche, nous sommes toujours à côté de la plaque. Ce que nous disons ne rejoint jamais le réel que nous voulons décrire. C’est ce qui a engendré la phrase « cerner le problème ».
Parler de quelque chose, c’est essayer d’en définir sa réalité. Mais notre parole ne rejoint jamais le réel que nous voulons décrire.

Il restera toujours un espace imaginaire entre notre parole et la chose décrite. C’est d’ailleurs ce qui invite à se méfier de la nosographie psychiatrique.
Bien souvent, nous croyons qu’avoir émis quelques phrases sur ce que nous voyons nous en donne la maîtrise. Nous croyons savoir ce que c’est et nous en faisons quelquefois toute une histoire. Malheureusement, notre formulation fait aisément office de loi.

Nommer les choses nous donne le sentiment d’un pouvoir sur les choses. C’est une illusion qui peut provisoirement nous conforter. La mythologie et les contes populaires racontent parfois l’histoire d’un mot qui guérit ou qui détruit ou tout simplement qui ouvre les portes.
Les enfants ne disent pas volontiers leur nom. Ils hésitent souvent à dire comment ils s’appellent. Ils savent le pouvoir que pourrait avoir celui qui nomme.
Il est vrai que nommer réduit l’angoisse devant le réel souvent innomable et non symbolisable.

Quand on travaille avec des enfants, le thème de l’accès au langage est toujours présent. « Comment ça s’appelle ? » « Ça s’appelle comme ça » etc.
Mais en deçà des précisions apportées par les adultes, les enfants naviguent sur un monde de formulation qui leur appartient tout en empruntant au langage du contexte dans lequel ils vivent.

Les processus de symbolisation amènent à la réassurance. Ne pas avoir accès au langage symbolique entretien les angoisses existentielles.

Au départ

Au départ, ça commence par un manque.
Ce manque est provoqué par l’absence de l’objet maternel.
La mère met son bébé dans son lit, puis sort de la pièce pour aller préparer un biberon.
Le bébé reste seul. Son objet maternel lui manque déjà. Il fera alors un des premiers gestes de la vie : ouvrir la bouche pour chercher le sein.
Cette ouverture de bouche est le geste qui commande à la lettre M ou encore à la lettre P. Ce sont deux gestes proches.
M qui conduira à « maman » et P qui conduira à « papa ».
Grâce au souffle de l’expiration, le son A se fera entendre et le bébé articulera « mama » ou « papa ».
Ce geste est un appel à l’objet absent, dans l’espoir de le voir revenir.

Et la mère revient. Si elle ne revient pas, ça risque d’être catastrophique.

Si elle revient, le bébé aura fait l’expérience d’un processus positif dont il est à l’origine : retrouver sa mère et la sécurité de la présence bienveillante et nourrissante.
En même temps, il aura fait l’expérience de l’accès à un outil de distanciation.
S’il dit « maman », c’est que sa mère n’est pas là. Si elle était là, il n’aurait pas besoin de le dire.
Le langage ne vient pas combler le vide de l’absence de la mère mais il établit un pont entre les deux parties. C’est ce que nous appelons le langage symbolique.
Symbole signifie « être jeté avec » contrairement à « diabole » qui signifie « être jeté séparés »
Le langage symbolique est ce qui nous rassemble, ce qui jette un pont entre nous. Mais en même temps, c’est ce qui cautionne la distance nécessaire pour que nous ne soyons pas en confusion.
Sans langage symbolique, nous restons dans un magma confusionnel.
Nous restons en confusion avec la mère et nous n’existons plus. Nous existons alors par procuration.
C’est une tentation qui nous guette lorsque les énergies nous manquent et que nous cherchons une sécurité. On cherchera une drogue à laquelle on deviendra accroc. Pas seulement la cocaïne, mais aussi l’alcool, le shiit, On cherchera tout ce qui peut nous envelopper comme par exemple la musique quelle qu’elle soit. Tout ce qui nous donnera le sentiment d’exister parce que nous marchons au pas commandés par les injonctions de systèmes surfaits.

Le langage symbolique est à la fois ce qui nous constitue et ce qui nous permet d’articuler avec notre prochain. C’est un véritable temps transitionnel. Il ne nous appartient pas mais il nous est intime. Avec lui nous organisons le temps et nous créons le monde.
En prononçant « maman », l’enfant crée sa mère et l’introduit dans sa mémoire. Dire « maman », c’est mémoriser la mère qu’on a perdue définitivement.
Le mot évoque la chose qui est perdue dans la mémoire.
Le langage crée le mythe. Mythe ne signifie rien d’autre que « parole prononcée » par son étymologie : « muthos »

Marcel Jousse dira « nous sommes des êtres de mémoire ».

Une des fonctions essentielles du langage est, grâce à la prise de parole, de faire basculer la réalité nommée dans la mémoire. Il s’agit d’une gymnastique de tous les instants.
Au plaisir d’avoir dit « maman », sésame qui va la faire revenir, succéderont tous les signifiants du langage qui vont nourrir cette gymnastique.
Au « maman » succédera le « papa », le pipi, le caca, le dada, le lolo etc. On appelle ça des « mots doubles » ou des « mots phrases ». Dada, c’est le cheval qui court, ou qui s’arrête, ou qui mange ou c’est encore l’homme sur le cheval.
Le mot phrase désigne un ensemble de choses qui ne sont pas encore bien discernées. Il désigne des processus, des récits, des histoires. Il symbolise aussi la dualité de « maman et moi ».
Puis surviendront les contrastes, caca et pipi deviendront « capi » puis capitaine etc.

S’ensuivront les propositions par séries que sont les comptines avec leurs redondances, leurs rythmes en échos, leurs répétitions insistantes.
Elles auront toujours un rapport aléatoire avec le réel ou la réalité.

Beaucoup évoqueront les problèmes du corps humain. Principalement les grandes fonctions : le sexe, la défécation etc. Ce sera le rôle des comptines obscènes : essayer de nommer l’innommable et l’insaisissable : le réel.
La période « Caca boudin » tentera de juguler les soucis qui se réfèrent à la défécation ou, plus simplement au « trou du cul ».
C’est un plaisir pour les enfants de clamer « caca boudin » comme une sorte de victoire sur ce qui les travaille au corps.

« Trou du cul de quoi te plains-tu
« N’est tu pas bien au milieu d’mes fesses ?
« Trou du cul de quoi te plains-tu
« N’es-tu pas bien au milieu d’mon…
(Da capo)

De multiples comptines, sans doute plus « châtiées » nommeront le monde ambiant.

« Quelle heure est-il, madame persil…
« Huit heure moins l’quart madame placard
« En êtes-vous sûre madame chaussure
« Assurément madame vêt’ment

Tout cela fait partie d’une grande mise en ordre du monde. Ce n’est pas pour rien que le mot « comptine » est bâti sur « compter » et sur une origine latine : « putare » qui signifie « élaguer », soit, mise en ordre ou mise en forme, en supprimant le superflu.
Elles se déroulent la plupart du temps en deux fois quatre temps ou en huit temps. Elles sont souvent octosyllabiques. Elles organisent le temps en répartissant le langage selon nos dispositions bilatérales.
Une phrase à gauche puis une phrase à droite.
Elles peuvent être en 8 temps ou encore en 7 temps et demi. Le 8ème temps étant réservé à l’inspiration avant de reprendre la premier temps de la phrase suivante.


« 1.2.3, nous irons au bois

« 4.5.6, cueillir des cerises
« 7.8.9, dans mon panier neuf
« 10.11.12, elles seront tout’s rouges

En balancements, elles vont et viennent, aidées par les rimes, les répétitions et les euphonies.
Peu soucieuses de coller exactement à la réalité, elles la mettent en formes souvent binaires tout en transportant des sens évoqués.

Des comptines, on pourra passer aux contes, formes plus élaborées de l’organisation du langage.
Le terme « conte » est un avatar de « compte » et provient lui aussi de « putare ». On peut imaginer le conteur qui élague l’immense arbre de la mythologie, puis, en ramassant les morceaux, les assemble pour les dire et le partager.

C’est une mise en ordre que Marcel Jousse a bien mise en évidence dans son anthropologie du geste.
Si vous voulez bien, voyons plus précisément ce qu’il dit.

Il part du réel.

Voir le document papier distribué en fin de journée.
Puis
http://carmina-carmina.com/carmina/musicotherapie/tempsjousse.htm
Et
http://vimeo.com/45086822
ou
http://carmina-carmina.com/carmina/musicotherapie/coursjousse.htm