France Schott-Billmann
1. La technique de médiation utilisée, l’expression primitive.
C’est une danse métisse à la fois traditionnelle et moderne qui marie l’héritage des danses caraïbes traditionnelles des Antilles et particulièrement de Haïti, avec les danses afro-américaines qui ont donné la culture jazz, disco, au rock jusqu’aux danses urbaines d’aujourd’hui.
Katherine Dunham et Herns Duplan valorisaient le mot « Primitif », à entendre comme « primordial », qui concerne l’origine. Non pas celle d’une hypothétique société primitive, mais du geste premier, effectué sur les rythmes premiers : le battement du coeur et le souffle, le premier transposé dans le battement du tambour qui accompagne la danse, le second dans son rythme cadencé et ses mouvements balancés.
La pratique de « l’expression primitive » cherche à faire vivre quelque chose de l’universel du rythme et du geste. Sa simplicité, sa rythmique et l’énergie du groupe (même si elle peut se faire à deux dans le cadre thérapeutique) la rendent immédiatement abordable par tous. C’est une danse dynamique, ludique et conviviale, accompagnée par les tambours et soutenue par la voix des danseurs. Car on y danse et on y chante ; elle s’inspire du caractère collectif, festif, rituel et joyeux des danses traditionnelles. Durant une séance, on retrouve le bonheur de l’unisson gestuel et vocal, on se ressource en énergie et en optimisme, on ressort « nettoyé », reconstruit, rempli d’énergie et d’optimisme.
2. L’énoncé et l’énonciation
Notre énoncé est à la fois gestuel, rythmique et vocal. C’est un rituel dansé, une suite de mouvements ordonnancés dans l’espace et dans le temps : au niveau spatial, ce sont des formes symboliques, et non des traits ; au niveau temporel, les mouvements sont répétitifs, soumis au rythme et à une division du temps qui leur impose des durées décroissantes, puisque ils sont effectués pour la plupart sur 8, 4, 2, 1 temps suivis d’un stop.
Les participants reprennent ces gestes codifiés qui miment des figures fondatrices : des archétypes animaux (tigre, serpent…), des gestes fondamentaux (prendre/donner, jeter/attraper, attaquer/fuir, attirer/repousser, garder/partager etc.), des métiers traditionnels (chasser, pêcher, semer, récolter, tisser, coudre, cuisiner…).
3. Le rôle de l’espace et du temps
Le geste est un contenant qui a une forme, qui est cerné de contours. Comme un dessin ou une sculpture, il évoque un souvenir, réveille une mémoire, soulève une une émotion.
Le geste répétitif va et vient comme le métier à tisser, il tisse le temps avec le mouvement, donc avec l’espace, se donnant peu à peu énergie, amplitude et fluidité.
Le temps en expression primitive est frappé dans les mains et les pieds par les danseurs, dont tout le corps est animé par le rythme d’une pulsation régulière jouée à la percussion qui extériorise et amplifie la pulsation du pouls ou du coeur. Dès que possible nous sommes accompagnés par un tambour, en général un djembé.
Les accélérations ou ralentissements du tempo sont vécus intensément au niveau de l’énergie par les danseurs. L’accélération produit une exultation. Le ralentissement induit un sentiment de calme et d’harmonie intérieure. La variation de la durée fait varier l’émotion. Le danseur est rarement mélancolique dans la vitesse, alors que la lenteur cadencée d’une berceuse le rend souvent nostalgique de la relation mère/enfant.
Le stop en succédant au mouvement crée un opposé fondamental immobilité mouvement. L’arrêt temporaire du temps, le suspend et fige le corps dans l’immobilité. C’est une immobilité dynamique, active, qui nécessite une double attention, vers le dehors, le monde, l’autre, le groupe, le thérapeute, qui souvent dit quelque chose pour humaniser le silence et faire revenir à soi après l’enthousiasme qui a précédé, mais aussi vers le dedans, le corps, soi. L’arrêt du mouvement devenant pose, est d’une grande intensité émotionnelle, et c’est dans ce temps du stop que se recueille le sens de ce qui a été vécu à travers la rencontre avec le geste.
C’est un moment de présence intense, car le corps immobilisé continue d’être habité par l’action précédente, qui n’est pas devenue une inaction mais une danse interne ; le sujet se sent profondément vivant, exister intensément du dedans par l’énergie intériorisée qui circule alors en lui, comme le temps lui-même. C’est un moment quasiment métaphysique d’union des contraires : mort vie, invisible/visible.
4. Le savoir-faire de l’animateur
Il s’agit de proposer le « bon geste » au bon moment, et de la bonne façon, comme la mère le fait avec l’objet transitionnel qu’elle présente à l’enfant. Il faut que le danseur puisse en faire une expérience qui mobilisera en lui des émotions et se symbolisera dans son énonciation.
a. Le bon geste : le danse-thérapeute puisera en lui-même, dans sa mémoire et son imaginaire, mais aussi dans ses observations du monde extérieur, des formes artistiques, des jeux d’enfants ou des mouvements animaux, qui constituent un infini répertoire de formes évocatrices et motivantes.
Le danse-thérapeute ne doit pas seulement maîtriser une technique corporelle, et savoir chanter, il doit aussi connaître les différents dispositifs de groupe : unisson, alternance, canon, responsorial, antiphonique
b. Le bon moment c’est savoir à la fois quand proposer les gestes, combien de temps les faire durer, à quelle vitesse (tempo) les proposer, quelle phrase musicale choisir pour les accompagner…
Le stop doit avoir une certaine durée pour permettre un retour sur soi, une prise de conscience de ses sensations.
Pour conclure, je dirais que c’est l’ordonnancement des mouvements dans l’espace et le temps, qui donne au rituel sa force de mise en route du corps et de mise en mouvement de l’esprit. Les gestes peuvent alors s’inscrire dans le corps des participants, entrer en résonance avec leur intériorité et ceux-ci peuvent alors se les approprier, les habiter de sens. Les variations du temps empêchent que la répétition soit monotone et mortifère. Au contraire elles la rendent vivifiante et en font une force de renouvellement perpétuel qui soutient et guide l’action des symboles, la fameuse ‘efficacité symbolique’, qui transforme progressivement mais profondément les participants.
Même si la danse-thérapie par l’expression primitive comporte bien d’autres outils que le dispositif d’énoncé/énonciation du rituel, même si elle réserve de grandes plages de temps aux jeux rythmiques et une grande part à l’improvisation, je suis convaincue que le rituel, qui a d’ailleurs largement fait ses preuves dans les thérapies traditionnelles, a une grande valeur thérapeutique restée trop longtemps ignorée en art-thérapie.