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La parole rythmée, le souffle, le silence.
Contretemps et temps suspendu.

Isabelle Repinçay


La roue du temps, fils, liens et déliaisons en séances rythmo-musicales auprès de détenus en longues peines, ainsi qu’en pédo-psychiatrie.
Je vous remercie tout d’abord de m’avoir accueillie parmi vous il y a 4 ans, et de m’avoir bousculée en me demandant de partager avec vous mon travail.
Pour commencer ce propos, ce partage, je dois vous rappeler que nous devons à cette heure respecter le silence demandé par nos hôtes,  puisqu’il y a un office liturgique dans la salle d’à côté. Et  moi qui ai la voix qui porte, et le rire facile et souvent forte, je vais faire de mon mieux avec vous dans cet espace délibérément piano pour vous présenter un certain temps qui passe dans les séances de musicothérapie que j’accompagne.
Je suis musicothérapeute à Châteauroux en Berry.  C’est une région  où la culture traditionnelle est encore très présente. Nous retrouvons dans plusieurs chansons des symboles forts du temps comme la quenouille, le rouet.
Ces symboles sont présents depuis longtemps et nous rappellent  l’existence des Moires, chez les Grecs, ou des Parques chez les Romains. Les Moires étaient les trois divinités du destin : Clotho la fileuse qui tient une quenouille, Lachésis, le sort, représentée, avec des fuseaux épars, et Atropos l’implacable ayant des pelotons de fils autour d’elle selon la durée de vie de chacun.
Les Moires deviennent chez les Romains les Parques, trois sœurs Nona, Decima et Morta. Elles sont les divinités maîtresses de la destinée humaine, de la naissance à la mort. Elles sont représentées comme des fileuses mesurant la vie des hommes et tranchant le destin. Elles sont le symbole de l’évolution de l’univers, du changement nécessaire qui commande aux rythmes de la vie et qui impose l’existence de la fatalité de la mort. Elles veillent non seulement sur le sort des mortels, mais aussi sur le mouvement des éléments célestes et l’harmonie du monde.
Doucettement, pour commencer, cette petite chanson, le fil cassé qui évoque le temps, les secrets… Je reprendrai les couplets, comme mes ponctuations, mon rythme, mon tempo.

Suis allé hier au moulin voir ma mie Annette
Comme elle filait le lin de sa quenouillette
Moi, je tournais le rouet, rou, rou et rou dondaine
En songeant à mon secret, rou, rou et rou don dé.


J’interviens dans une maison centrale, établissement pénitentiaire pour longues peines ainsi que  dans un service hospitalier en psychiatrie infanto-juvénile.
Dans les deux lieux, la question du temps, du tempo, des contretemps, sont entrés dans ma réflexion au fil des années. J’ajouterai à ce premier prisme la question des liens à l’œuvre dans les séances, mais aussi des déliaisons.
Par déliaison, j’entends les moments où adviennent des ruptures de liens, qui empêchent le sujet d’être. On pense au le démantèlement selon Meltzer, dans les moments de ruptures,  le moi se défait, ce sont les fils mêmes qui constituent le moi que se démantèlent.

Doucettement j'y dirai: Ma petite blonde
Je t'aime et je t'aimerai plus que tout au monde
Encore un tour de rouet, rou, rou et rou dondaine
Et j'y dirai mon secret, rou, rou et rou don dé.


Depuis Noël 2016, j’interviens dans une prison maison centrale, ce sont des détenus qui ont demandés à créer un atelier vocal, par l’intermédiaire de l’aumônerie catholique. Le premier désir exprimé est de pouvoir chanter lors des offices, mais très vite je me suis rendue compte du besoin de laisser sortir sa voix, de chanter, de chanter ensemble. 
C’est Jean-Pierre, laïque aumônier qui fait la proposition aux détenus de venir à l’atelier. Il reste avec moi, à la fois faisant le lien, et étant en position de naïf. Je m’appuie sur lui pour proposer des jeux rythmiques musicaux et vocaux.
Le groupe est ouvert, il y a pour l’instant entre 3 et 6 personnes à chaque fois, 3 viennent régulièrement ; la séance commence à 16 h 30 et devait se terminer à 17 h 30 – 18 h00, mais les détenus demandent à rester jusqu’au « mouvement » de 18 h 30, dernier moment où ils ont quinze  minutes pour  se déplacer et regagner leur cellule pour le dîner. Nous sentons de l’ennui, un besoin de combler le temps, et une envie de retarder l’heure de la fin de l’atelier.
Dès l’entrée dans la prison, les repères sont différents, les contrôles répétés, le contraste entre les hommes en uniformes et les tenues faussement décontractées des détenus. J’interviens dans la salle de cultes partagée par différentes religions, qui semble investie différemment des autres lieux. Je fais cet atelier une fois par mois. Je remarque une odeur toujours identique partout, c’est terrible, ne riez pas,  une odeur de « renfermé », l’odeur est persistante.
Avant d’accéder à la salle, nous passons avec Jean-Pierre une douzaine de portes, qui sont actionnées à distance par des surveillants, qui sont derrière des vitres sans teint. Certaines portes desservent des bâtiments, où nous rejoignent peu à peu les détenus qui se sont inscrits pour venir. Jean-Pierre sait qui va peut-être venir, moi je découvre au fur et à mesure. Ce déplacement est assez long et le bruit des pas crée déjà une sorte de rythme dans ma tête, ce monde a ses rites et ses codes sonores qui me sont étrangers.
Tout au long de ce cheminement, de cette déambulation de porte en  porte, tout le monde se salue, détenus, surveillants, poignées de mains franches. Dans la salle, nous devons installer les chaises, et créer ensemble un espace commun, au fil des séances je remarque que chacun reprend la même place.
La porte de la salle est fermée, mais à tout moment un surveillant peut rentrer, pour demander si ça va, venir chercher un détenu, c’est très déstabilisant, (et même si cela est compréhensible), ces intrusions fonctionnent comme des brutalités qui cassent le cours de la pensée, et créent une forme de déliaison…

J’ai pris le parti  de supporter, d’accepter cette intrusion possible, par ces entrées intempestives, je vois à chaque fois les corps qui se referment, je pense à ce moment à une forme de holding (Winnicott), un holding symbolique pour soutenir la présence des détenus dans la séance malgré les intrusions. Dans les relations précoces, Winnicott parle de holding  comme le fait de contenir l’enfant dans un rôle de pare-excitation.
Je regarde les détenus et je vois leurs bras fermés, jambes croisées, les épaules et le dos vouté. Nous commençons toujours la séance par des jeux de respirations.  Ce temps permet à chacun de prendre le temps, pour nous rendre plus présent au moment, en mobilisant le souffle et  dans un second temps émettre des sons chantés. Je pense au bruissement du groupe (E. Lecourt), ce temps où j’écoute chacun, j’écoute  le groupe  tel qu’il est ce jour-là, qu’il se forme, se construit.  Ce moment est collectif, je sens qu’il faut prendre le temps, laisser le temps… Ralentir, ralentir… ils viennent  chanter mais je sens que ça n’est pas encore possible, il faut encore sortir d’un minutage trop oppressant. Je les invite à bailler, puis à sonoriser le bâillement. Nous commençons ainsi à apprivoiser nos voix, à nous apprivoiser, à créer des liens. Le mot apprivoiser vient du latin «privois », c’est-à-dire « rendre privé », s'accoutumer, se familiariser avec, en provençal  on dirait « aprivadar », en Berry « s’appriver » se rendre familier.

S’apprivoiser  suppose un déroulé d’un temps partagé. Voici ce que dit Joyce Mac Dougall sur la relation thérapeutique : «  Notre savoir se limite aux constats que cette situation où deux personnes se sont mises au travail au service de l’une d’elle, fournit une forme de relation et contribue à la création d’un cadre de travail unique dans le monde des relations humaines : il met en branle un  processus d’interactions où deux espaces psychiques, deux monde internes cherchent à  se rencontrer ».
Je repense souvent à cette phrase dans mon travail et la met en lien ici dans les liens en construction ici avec les détenus.
Nous poursuivons debout, pas longtemps parce qu’ils sont toujours très fatigués. Je propose de se « réveiller le corps » sur un rythme de 8 temps, rythme binaire, simple, comme un balancement, chacun se tapote les bras, les jambes…  nous installons un petit rythme, peu à peu. J’y ajoute une petite onomatopée « oumpapayouguééé, oumpapayougué-é »…  nous chantons ensemble en nous balançant. 
Herrick, Géraud, Luc, Martin, Georges… tous se prêtent au jeu, entre nonchalance et assiduité : je ressens une certaine contradiction. Peut-être la peur du regard, mais aussi de laisser aller. J’observe un début de détente corporelle.

Puis nous chantons nos prénoms, chacun chante son prénom que nous reprenons collectivement en tentant d’être le plus fidèle possible, généralement nous chantons deux fois notre prénom, ainsi nous répétons deux fois. 
Et même si nous tentons d’être le plus fidèle possible, nous ne répétons jamais tout à fait à l’identique, c’est ce que Simone Urwand nous dit au sujet du travail auprès de groupes d’autistes : « un tout petit peu pas pareil » ; cet écart entre celui qui émet et celui qui tente de répéter « un tout petit peu pas pareil » crée une distanciation, une singularisation, une subjectivation… et nous sort de la fusion.
Il y a Herrick, un jeune homme d’une trentaine d’année,  il semble intimidé de chanter son prénom, mais sourit quand tout le monde le reprend. Il réalise toutes les propositions de jeux rythmiques et chantés avec implication tout en restant les bras et les jambes croisées.
Géraud est plus âgé, il  est voûté, penché en avant sur sa chaise. Il chante son prénom en souriant, son regard, son attitude change quand tout le monde reprend son prénom, il recommence, se précipite, comme si une tension semblait le déborder. Il semble jubiler et chante son prénom en même temps que les autres, l’alternance chant/écoute parait ne pas encore être possible.
Martin était à l’atelier musique à l’heure précédente, il joue du clavier dans l’orchestre de la prison. Il pose derrière lui un sac plastique dont il nous montrera le contenu plus tard. 
J’utilise souvent ce jeu des prénoms, dans mes différents ateliers vocaux, j’ai remarqué que cela permet de se rassurer avant de chanter, chacun se nomme et est nommé par le groupe. Cela contribue à vraiment former le groupe, à établir une certaine confiance. Finalement nous avons déjà un peu chanté, dans le bâillement sonorisé, et avec nos prénoms.
Après ce jeu, nous regardons les différentes paroles de chansons que nous avons amenées ; Ils choisissent « le sud » de Nino Ferrer. Cette chanson fait l’unanimité, et nous la reprendrons à leur demande à chaque séance.
Lors de la première fois,  chacun chante à son rythme, les feuilles sous les yeux, on reprend contact avec le texte. Cela donne une sensation de cacophonie, mais où chacun a son rythme. Je propose que l’on reprenne le refrain tour à tour, cela nous permet de partir du tempo de chacun. Finalement, on se cale assez vite.

J’observe que les paroles sont parlées plus que chantées. La mélodie apparait petit à petit. Je propose de nous amuser à prêter attention aux voyelles, puis aux consonnes… Herrick relit les paroles tout d’abord sans la mélodie, nous reprenons tous ensemble pour  sentir comment les sons se forment dans la bouche. En rechantant la mélodie après, Herrick a un peu plus de relief dans sa voix, il semble moins passif, plus impliqué.
Martin, un homme peu loquace jusque-là dit qu’il n’a pas chanté depuis si longtemps ! À ce moment il sort de son sac deux grands cahiers. Ce sont des chansons qu’il a copié en écoutant la radio. Il explique qu’il faut qu’il attende que les chansons repassent plusieurs fois pour qu’il complète les paroles quand il n’a pas pu tout saisir. Une fois qu’il a les paroles, il recherche les accords sur un petit clavier  et chante en les ânonnant dans sa cellule. Dans les cellules il n’y a pas d’isolation phonique, il utilise un casque pour tout ce qu’il fait au clavier, ou avec la recherche de paroles.
Là il chante fort, et manifeste son plaisir : « fait si longtemps que je n’avais pas chanté ! ».

Nous passons un bon moment à reprendre les chansons tous ensembles à partir de ses cahiers. Il y a même des textes qu’il a écrits, et dont il cherche des mélodies, c’est devenu un de nos projets.
Nous proposons de rechercher pour la prochaine fois les paroles de certaines chansons pour tous les avoir sous les yeux.
Nous nous quittons après avoir repris « le sud », (belle direction, pour des personnes enfermées) et nous cherchons tout en chantant à sentir, à visualiser les paroles, à s’inventer un paysage tout en chantant.
J’observe les corps et les voix plus déployées. A la fin avant de partir, Herrick, tout en lâchant ses bras vers le bas, dit d’une traite : « Oh… Ben… j’ai senti la chaleur, et j’ai oublié un instant que j’étais enfermé ! ». Les autres participants approuvent… Il est 18 h 30, ils ajoutent ne pas avoir vu le temps passer. L’au revoir est chaleureux… Ils s’éloignent à nouveau voûtés, les surveillants constatent des sourires sur les visages.
Ces séances sont le partage d’un temps commun, un temps comme point de repère, un contenant à un temps qui  se différencie des autres temps, et qui se perçoit comme ayant passé vite…
Au début d’une autre séance, à l’arrivée, Géraud  est là, toujours souriant, un sourire qui semble là en toute circonstance, est-ce un rictus ?
D’emblée il me questionne sur le temps qu’il fait dehors, je lui réponds qu’il bruine, une petite pluie fine, et qu’il y a un peu de vent, léger, une légère brise, son visage s’éclaire alors : « Ah le vent ! », « on ne le sent pas ici, jamais ! ». 
Cette réponse semble le reconnecter à des souvenirs, au symbole du temps qui passe, directement à des sensations, à la peau. Je repense à ce moment à ma première perception sensorielle, l’odeur, au « toujours identique »…
Une personne travaillant au SMPR (le Smpr est un service de psychiatrie implanté en milieu pénitentiaire) me disait que les détenus de longues peines perdent peu à peu toute stimulation sensorielle. Lors d’une sortie, un détenu lui a raconté son impression de mort imminente, d’angoisses face à la rapidité des voitures sur la route, à l’odeur des pots d’échappement…
Je comprends que dans sa question d’apparence anodine, Géraud cherche à se reconnecter à ses sensations, à la mémoire, à la vie sur la peau, le vent comme témoignage du temps qui passe,  à un autre temps.

Je fais le lien ici avec :
- Anzieu : le Moi–peau. Le Moi-peau étant notamment une surface psychique qui relie entre elles les sensations de diverses natures et qui les fait ressortir comme figures sur ce fond originaire qu’est l'enveloppe tactile. 
-  Bolwby, avec la mère fourrure, ou le bébé singe préfère la chaleur de la mère fourrure à la mère-fer qui nourrit.
- Tout cela m’évoque aussi,  un travail sur « le corps exclu » évoquant le vécu corporel des sans-abris, nous retrouvons cette même perte sensorielle : « Ces mécanismes sont un appauvrissement cognitivo-affectif, au service d’un évitement ou d’un gel de la pensée, des émotions, des désirs et des relations à autrui ».

J'y dirai: J'aime tes yeux couleur de pervenche
Où l'on voit un coin des cieux sous la coiffe blanche
Encore un tour de rouet, rou, rou et rou dondaine
Et j'y dirai mon secret, rou, rou et rou don dé.

Je travaille également dans le service de psychiatrie infanto-juvénile de l’hôpital de Châteauroux. Je reçois des enfants en séances individuelles ou en groupe. Le service accueille des enfants et adolescents de zéro à dix-huit ans. C’est en réunion d’équipe que l’indication de musicothérapie est posée. Je reçois une première fois les enfants seuls et c’est après en réunion pluridisciplinaire que sera discuté de la pertinence de séances individuelles ou groupales. Bien sûr les séances de musicothérapie s’insèrent dans un programme de soin qui est d’ailleurs adapté à chaque enfant.
Je voudrais vous parler par exemple de Philippe. Je reçois Philippe la première fois en juin 2013 ;  il vient d’avoir 7 ans et va en CE2 à la rentrée.
Un diagnostic d’autisme a été posé il y a quelques années dans un autre département. Philippe aligne les voitures, les objets, il est très attiré par les chiffres et les dates, il a une mémoire phénoménale des détails, son « parlé » est monocorde, fait des énormes colères à la frustration, présente des peurs (noir, insectes), une fuite du regard. Par contre il n’y a pas de difficulté de langage et beaucoup de vocabulaire.
Les séances dont je vais vous faire part durent sur 3 années scolaires. Philippe répète (en apparence) sur plusieurs semaines les mêmes séances. Elles évoluent lentement. Et la répétition est importante.

Lors de cette première rencontre, Philippe se montre discret, un peu distant, mais accepte la proposition de découvrir les instruments. Son attitude oscille entre joie et tristesse. Il cherche à classer les instruments, les sons, les compare, sans dire un mot cependant.
Son attitude m’évoque celle d’un tout petit à qui l’on vient de présenter un nouveau jouet ; Peu à peu il se laisse aller, s’allonge, la bouche légèrement ouverte et commence à produire des sons, des bâillements, et même des petits tons plaintifs… Tout cela  m’évoque des babillements d’un tout petit. Nos regards se croisent, je reprends ses babils,  il continue, un dialogue de babils se met en place.
 - Marie France Castarède dans son livre « au commencement était la voix » écrit ceci : « la voix est donc une forme de matérialisation du désir … Très souvent d’ailleurs, la mère cesse d’articuler toute parole pour jouer également avec sa voix seule dans laquelle son enfant saisit son désir et sa proximité. La voix joue alors comme médiation dans la communication qui relie en les distinguant les deux partenaires. C’est pourquoi la mère s’arrête spontanément pour écouter la voix de l’enfant en réponse à la sienne, et c’est pourquoi, encore il lui arrive de modeler sa voix sur celle de l’enfant pour établir la communication avec lui ».
La plupart du temps, Philippe jouera presque toujours au sol, allongé sur le côté. Lorsqu’il arrive en séance, il se déchausse (c’est pour lui une habitude, un rituel), puis il sort du placard les instruments dont il a envie.
Il prend par exemple  un shékéré, un petit djembé, un tambourin, des baguettes, une flûte à coulisse. Philippe et moi explorons les différents sons en tapant, grattant, soufflant, frottant les instruments. Il commence à me les tendre, il me les met dans les mains ou devant moi. Nos échanges passent par des  gestes, les sons des instruments, pas ou peu de mots… il n’y a pas de modification de volume, ni de tempo. Cela me fait penser au ton monocorde de sa voix.

Au bout de trois mois, une sorte d’histoire, de narration apparait, tout d’abord sonore, il joue et invente des scénarii. Les instruments deviennent des personnages. Des fois il associe quelques mots. Il dit : monstres, peur, taper, grrr… Il y a des parents, des adultes, des enfants, qui deviennent tour à tour monstres, et victimes… il y a le shékéré qui devient « grand-mère framboise » joli nom pour un personnage brutal et tyrannique.


Maracas - Shékéré

En même temps, il me tend le djembé, je sonorise les actions de son jeu, puis j’ajoute des paroles chantées qui reprennent ses mots : pan pan pan  tous enfermés, pan pan pan je veux sortir… Les personnages de ses histoires vivent meurent, réapparaissent, changent de rôles, cela m’évoque des contes… Où des conflits semblent se métaboliser au fil du temps.
Quelque temps plus tard, il joue ses histoires, puis s’arrête. Il se rapproche de moi et nous jouons ensemble avec les instruments. Il nomme les instruments, « le garçon », ou les actions « enfermés ». Nous rejouons son scénario de manière sonore. Comme si la musique venait réécrire son histoire,  c’est un pas de côté. Quelquefois, il s’allonge et ne répond pas à mes sollicitations, il reste silencieux…
Chaque jeudi, je vais le chercher sur le groupe où il vient de déjeuner, durant une longue période il prend son manteau, et part devant moi en courant, en faisant des grognements, et en sautant comme un animal.

Mes collègues qui le connaissent plutôt inhibé sont interloqués… et sur le chemin quand je l’interpelle, il me dit « tigre, je suis un tigre, ou bien un lion, un ours, un loup…  animal féroce ». Philippe joue à être cet animal féroce, le temps du déplacement. Quelques semaines plus tard, il garde ce rôle à l’intérieur de la séance. Les personnages/instruments sont également plus stables aussi dans leur  rôle.
Parallèlement, lors d’une réunion d’école, on le trouve moins fermé, il commence à avoir des relations avec les autres dans la cour.
Un jour en sortant du groupe, en allant le chercher,  je cueille machinalement une feuille de menthe qui pousse à l’entrée, et je la mâchouille. Il me questionne, « qu’est-ce que tu fais, c’est quoi ? » sur un ton réprobateur (avant son ton de voix était monocorde). Je lui dis que c’est de la menthe un peu comme le dentifrice et j’aime ce goût. Et lui propose de goûter.
Je pensais qu’il s’agissait d’un détail, mais durant plusieurs mois, Philippe s’arrête devant la porte du groupe et cueille une feuille de menthe, et sans que j’y prenne garde au départ, il la pose sur le bureau, en fin de séance, il me donne la feuille à mâchouiller avant de me quitter. Je pense qu’il borde la séance, et qu’il me « paie » peut-être la séance symboliquement. Les tigres, ours, disparaissent. Il commence à me parler un peu le temps du chemin jusqu’à la salle de musicothérapie.

La fin d’année scolaire approche, il est en fin de CM2 et doit aller en 6ème. Ce qui est nouveau, c’est qu’il peut me dire qu’il a peur, qu’il travaille bien mais que les autres lui font peur…  il change de look, demande que sa mère le coiffe comme le voisin de 17 ans d’à côté. Parallèlement à cette expression de ces peurs, Philippe ne va plus au placard chercher des instruments,  nous passons les dernières séances à discuter, il tient à me montrer son dernier bulletin scolaire, et me parle du problème des trajets pour se rendre au collège. La parole a pris sa place.
En septembre, il intègre un petit collège. Certains collègues le voient toujours, au CMP plus près de son collège où il s’est bien adapté. Dans les jeux de société, s’affirme plus, et commence même « à avoir des meilleurs copains », même s’il y a toujours des rigidités dans son comportement.
Dans ces séances qui s’étalent sur trois années, Je pense à un jeu de construction où toutes les briques peuvent être agencées différemment mais sans être détruites. Cela me fait penser au médium malléable, même si ici on n’a pas à faire à la terre ou la pâte à modeler comme on en parle d’habitude. 
Roussillon, dit au sujet du tiers malléable : sert à fabriquer des représentations, qui représentent des objets qui servent à représenter (…) et qui donc commencent à fournir l’expérience d’objets qui représentent la représentation, l’activité représentative elle-même »
(Roussillon, 2014).


Dans ces jeux responsoriaux, les répétitions, dans les temps de trajets avec les animaux féroces, la feuille de menthe, Philippe explore, borde et organise sa pensée. Cela permet la distanciation, dans un jeu de fusion/défusion. La médiation ici crée du je(u), qui permet la mise en scène et la mise en forme d’une représentation d’éléments de la relation de Philippe à son environnement.

J'y dirai : Si tu le veux, sois ma fiancée
On s'y mariera tous deux la Noël passée
Un dernier tour de rouet, rou, rou et rou dondaine
Et j'y dirai mon secret, rou, rou et rou don dé.

Enfin, j'y conte tout haut ce qui me tracasse
Mais je tourne un tour de trop et le fil se casse
Et pour ce tour de rouet, rou, rou et rou dondaine
Je reçois un grand soufflet, rou, rou et rou don dé

Voici maintenant Doriane, elle a 12 ans maintenant. Je l’ai vue en séances de groupe pendant deux ans, et depuis fin mai en individuel. Pour vous parler de Doriane, je dois vous parler de son histoire, de ses placements, des contre – temps de sa vie, des ruptures,  que j’ai dû prendre en compte dans les séances, m’adapter, nous adapter au sein du service de pédopsychiatrie. 
Elle est  la seule enfant de la famille à avoir été placée. Ses parents sont séparés et elle est la seule enfant de son père. Les autres enfants sont d’un autre père. Dès sa petite enfance la relation à sa mère est conflictuelle. Elle fut donc placée en famille d’accueil durant un peu plus de deux ans. Et ça se passait bien, elle y avait trouvé une sécurité. Depuis 7 ans elle avait une prise en charge individuelle avec un collègue éducateur parti à la retraite en juin dernier. La maman de Doriane au bout de 2 ans a demandé à reprendre sa fille, car sa bonne relation avec la famille d’accueil « la dérangeait ». Mais le retour en famille n’a pas duré, les conflits sont répétés. Doriane dit  qu’elle fait tout avec son frère pour « faire craquer maman ».  Doriane a été replacée, tout d’abord en foyer, puis à l’annonce du départ dans le sud de sa mère, a retrouvé son ancienne famille d’accueil, au moment quasiment où mon collègue partait en retraite.

Durant la première année en groupe, il y a seulement deux enfants, Doriane était très participante, et tolérait bien l’autre enfant. Dans tous les groupes (de plus de 3 enfants) Doriane est agitée, provocatrice, attaque les règles… là elle accepte le cadre du groupe, peut-être parce qu’il n’y a qu’un seul autre enfant avec elle. Il n’y a jamais eu de difficulté en temps individuel.
Elle est  encore à cette période en famille d’accueil. Elle prend beaucoup de plaisir à jouer avec les instruments, elle interagit avec les soignants comme avec l’autre enfant. Elle aime jouer plus fort que tout le monde, choisit souvent un instrument qui peut couvrir tous les autres, mais fait preuve d’humour, et peut se réajuster.
Elle aime beaucoup jouer au chef d’orchestre. Je propose qu’elle nous fasse jouer en mettant des intentions dans sa gestuelle (plus fort, moins fort, tel instrumentiste soliste, plus rapide…) Une sorte de compétition/complicité se met en place entre les deux enfants.
Nous pouvons aussi créer des petites improvisations, je commence en donnant un rythme au djembé, et chacun s’ajoute en entrant en fugue. Puis nous commençons chacun notre tour. A chaque fois, le résultat est différent. Doriane est plus calme, elle cesse dans ces moments de gigoter, et son attention est plus mobilisée.

La seconde année en groupe, Doriane est replacée au foyer ; sa maman refuse un autre placement en famille d’accueil. Dans le groupe il y a 3 autres enfants, des garçons comme dans sa famille, et le soignant qui est avec moi a aussi changé. Durant toute l’année scolaire, Doriane semble se cogner aux règles du groupe, elle refuse tout en bloc, se moque des autres enfants... Elle n’a qu’une idée en tête retourner chez sa mère. Au collège, des problèmes de comportements sont également notés.
Dans le groupe, elle contre tout ce qui est proposé que ce soit par les enfants ou les soignants. Elle veut tout contrôler. Ce temps de groupe l’angoisse.
Je repense à l’an passé où elle disait qu’en rentrant de l’école, elle faisait tout pour faire craquer maman. J’ai l’impression qu’elle rejoue cela en séance. Et c’est dans les interstices des temps du groupe, sur le trajet entre l’accueil et le groupe, sur l’avant et l’après. En mobilisant le rythme de ses pas, et en accolant ce rythme à la parole, à des paroles chantées que je parviens à nouer un peu quelque chose.
Toute l’année on la sent désorganisée,  et elle doit aussi faire face au départ de l’éducateur (elle répète sans cesse que ça fait 7ans qu’elle voit Jean-Louis en individuel).

Finalement lors d’une séance particulièrement difficile, mon collègue sort avec les enfants, et je reste seule avec Doriane. Elle se colle tout d’abord près de moi, et demande un coloriage mandala, ce qu’elle pouvait faire avec Jean-Louis. Durant son coloriage, je chante des chansons, des comptines, « oh bruit doux de la pluie… », « erev shel shoshanim» une chanson en hébreux qu’elle me demande systématiquement maintenant. C’est pour elle une sorte de berceuse, comme le tout petit qui ne comprend pas le sens des mots, mais en saisit l’intention. C’est dans cette répétition de chansons, de gestes et des espaces qu’elle remplit de couleur que Doriane s’apaise.
Nous décidons en équipe de modifier son programme de soin, et je continuerai à la recevoir seule. Dans un même temps, elle est finalement replacée chez son ancienne famille d’accueil.
En groupe, Doriane perd pied, se sent perdue, éclatée.  Avec Doriane c’est la question de la place qui est en jeu,  et également, la question de la continuité, de la discontinuité. Il faut trouver comment lui permettre de trouver cette continuité… elle parle souvent de Jean Louis et il est repassé la voir. Celui-ci disait que pour Doriane ce n’est pas tant ce qu’elle faisait en séance que le fait qu’il y ait une régularité, une rythmicité des séances. Actuellement elle commence à reprendre les chansons avec moi, et s’est inscrite à la chorale du collège. Je garde pour elle tous les coloriages qu’elle fait, et elle les regarde très souvent.  Pour l’instant son programme de soin comporte deux temps individuels qu’elle investit bien, avec un traitement médicamenteux pour son hyperactivité.

En voyant la douce enfant agir de la sorte
Comme un diable me levant, je gagnai la porte
Remportant grâce au rouet, rou, rou et rou dondaine
Une gifle ... et mon secret, rou, rou et rou don dé.

Et pour finir, voici Charles, autiste, que je vois depuis avril dernier. Charles a 5 ans et vient depuis peu dans le service, et c’est une collègue infirmière qui m’interpelle pour que je le reçoive en séance de musicothérapie.
Dans le groupe d’hôpital de jour il répète « à merveille » tout ce que font les autres enfants, cris, gestes, déambulations… ça agace les soignants, surtout que lorsqu’il est seul, il peut faire des petits jeux de société et communique. C’est à cause de cette répétition de ce que fait l’autre et au fait qu’il semble très intéressé par la musique que ma collègue a pensé à la musicothérapie.
Avec l’éducatrice qui m’accompagne nous proposons à Charles des tambourins, et très vite je repère une ébauche de rythme, je reprends en jouant sur 4 temps : tatataa (sur deux temps)… (et deux temps de silence), nous reprenons ensembles, il rit fort.
Nous répétons ce rythme, Charles nous tend son tambourin. Il veut qu’on échange nos tambourins à chaque fin de boucle rythmique, ce qui ajoute une sorte de ponctuation… et en même temps cela crée une coupure.
Nous alternons les tatataa sur le djembé et les tatataa avec la voix. Il cherche à combler les deux temps de silence. Il dit régulièrement « c’est Isabelle et Marie-France ! ». Plus tard j’invente une petite mélodie, qui reprend nos prénoms : « oh c’est Charles avec Marie-France et Isabelle en musico le jeudi… ».  Charles reprend très vite cette chanson que nous chantons ensemble et cela durant plusieurs séances successives.  Il est très actif, et très joyeux.

Lors d’une séance il poursuit son rythme qui devient plus tournant, comme une valse, je reprends avec lui et nous dansons, nous nous balançons. Sur le trajet entre son groupe et la salle, Marie-France a pris l’habitude de chanter « il est où Charles il est où ». C’est devenu un rituel. D’ailleurs lorsqu’on le rencontre à d’autres moments de la semaine, il nous interpelle quelque fois et entonne cette bribe de chanson pour nous saluer.
Pour Charles les séances rythmées permettent de nommer, de distinguer. Charles peut à la fois rentrer dans un rythme et jouer avec les cassures qu’il crée.

Le bonheur, à quoi tient-il dans plus d'un ménage?
Ne tient souvent qu'à un fil et point davantage
Avant de dire vot' secret, rou, rou et rou dondaine
Cassez le fil du rouet, rou, rou et rou don dé.

Dans cette courte présentation des séances que j’accompagne, j’ai souhaité partager avec vous certains éléments du temps.
En effet, les séances de musicothérapie relient les participants au temps, le temps de la séance, ses avants, et ses après. Elles relient l’individu à son histoire, et une forme de symbolisation permet une mise en relation et favorise l’accès au groupe.

Et si vous avez retenu la mélodie de la chansonnette, on peut la reprendre ensemble doucement bouche fermée.
Je vous remercie…

 

Bibliographie :

Anzieu D, le moi peau, Dunod

Bowlby J, attachement et perte, PUF

Castarède M-F, Gabrielle Konopczynski, au commencement était la voix, erès

Colette Pitici, Franck Mathieu, Grégory Charreton, Un transfert sensoriel. La sensorialité comme amarrage et mode d’accès à la vie psychique chez les sujets gravement précaires ou SDF - Bulletin de psychologie - 2010/4 (Numéro 508)

Rey Alain, dictionnaire historique de la langue française, le Robert

Roussillon, R. (2013). Paradoxes et situation limite de la psychanalyse, PUF, 3e édition.

Urwand Simone Le « groupe-analyse » pour des enfants autistes et psychotiques
(Simone Urwand, docteur en psychologie, est psychothérapeute et psychanalyste. Elle travaille, à l’imp Champrosay, à Draveil, et à Paris).

Winnicott Donald W, la mère suffisamment bonne, petite bibliothèque Payot

 

Chansons :

Erev shel shoshanim,
Netze’ na’ el habustan 
Mor besamim ulevonah 
Leragelekh miftan 

Lailah yored leat 
veruah shoshan noshevah 
Havah ’elhash lakh shir bal’at
Zemer shel ahavah 
Shahar homah yonah 
Ro’shekh male’ telalim 
Pikh el haboker shoshana 
’Ektefenu li.

Traduction

Un soir de roses 
Sortons dans le jardin 
De l’encens, des épices et de la myrrhe 
Sont comme un tapis à tes pieds. 
La nuit descend doucement 
Et un vent de roses souffle 
Laisse-moi te chanter
Un chant d’amour. 
A l’aube une colombe roucoule, 
Tes cheveux sont remplis de rosée, 
Ta bouche est comme une rose le matin, 
(paroles : Moshe Dor, musique : Yosef Hadar)

Le fil cassé

Suis allé hier au moulin voir ma mie Annette
Comme elle filait le lin de sa quenouillette
Moi, je tournais le rouet, rou, rou et rou dondaine
En songeant à mon secret, rou, rou et rou don dé.

Doucettement j'y dirai : Ma petite blonde
Je t'aime et je t'aimerai plus que tout au monde
Encore un tour de rouet, rou, rou et rou dondaine
Et j'y dirai mon secret, rou, rou et rou don dé.

J'y dirai : J'aime tes yeux couleur de pervenche
Où l'on voit un coin des cieux sous la coiffe blanche
Encore un tour de rouet, rou, rou et rou dondaine
Et j'y dirai mon secret, rou, rou et rou don dé.

J'y dirai surtout : Mon coeur, moi qui suis timide
Je t'aime pour ta douceur et ton air candide
Encore un tour de rouet, rou, rou et rou dondaine
Et j'y dirai mon secret, rou, rou et rou don dé.

J'y dirai : Si tu le veux, sois ma fiancée
On s'y mariera tous deux la Noël passée
Un dernier tour de rouet, rou, rou et rou dondaine
Et j'y dirai mon secret, rou, rou et rou don dé.

Enfin, j'y conte tout haut ce qui me tracasse
Mais je tourne un tour de trop et le fil se casse
Et pour ce tour de rouet, rou, rou et rou dondaine
Je reçois un grand soufflet, rou, rou et rou don dé.

Paroles et musique: T. Botrel (1922)