Un conte Turc de
Dèdè Korkut
LE CONTE DE KHAN
BOGAÇ (1),
FILS DE KHAN DIRSE
Traduction Mesut
BULUT,
Maître
de conférence à l'Université de Mersin, Faculté de la communication
– TURQUIE et Willy bakeroot.
Les contes de
Dèdè KORKUT ont trouvé corps au 13eme siècle chez
les Turkmen (Oguz musulmans) qui se sont installés au nord-est de
l’Anatolie.
On suppose que ces contes ont
passé à l’écriture au 15eme siècle.
Seyyid Ahmed Ben Seyyid
Hassan aurait été le premier à les écrire dans ses
cahiers (defteri).
En 1916, ils furent
édités en langue arabe par un turc : Rifat KILISLI.
Ettore ROSSI les publia en
italien en 1938.
On les appelle “Contes
de Dèdè KORKUT” parce ce personnage intervient toujours
dans les contes et les termine avec une prière.
On retrouvera ce conte
– ainsi que d'autres contes de la Geste Oghuz – dans une traduction
d'Altan Gokalp – in "Le livre de Dede Korkut" Coll.
L'aube des peuples, Éd. Gallimard. 1998.
U |
n jour Khan Bayindir, fils de Kam
Gan, se leva, fit monter sa tente en Damas sur le monde. Son dais panaché
montait vers le ciel. En mille endroits le sol était
décoré de tapis de soie.
Le Khan des Khan, Khan Bayndir,
donnait un festin une fois l’an et réunissait les Beys Oguz (2) .
Une fois de plus il donna un festin et fit abattre des étalons, des
chameaux et des béliers. Il fit monter une tente blanche, une tente
rouge, une tente noire en différents endroits.
“ Celui qui a un fils,
placez-le dans la tente blanche, celui qui a une fille, placez-le dans la tente
rouge, celui qui n’a ni fils ni fille, placez-le dans la tente noire et
mettez-le sur le tapis de feutre noir, apportez-lui la fricassée de
mouton noir, s’il veut manger, qu’il la mange, sinon qu’il
s’en aille; celui qui n’a ni fils ni fille est maudit par Dieu et
nous le maudissons aussi, qu’il le sache.” dit-il.
Les Beys Oguz commencèrent
à venir un par un et se réunirent. Alors l’un d’entre
eux appelé Bey Dirse, et qui n’avait ni fils ni fille, se mit
à parler !
Voyons ce qu’il dit :
“ Quand les vents frais de
l’aurore commencent à siffler
“ Quand l’alouette
barbue grise commence à chanter
“ Quand le Muezzin à
longue barbe commence à appeler
“ Quand les chevaux
bédévi hennissent en voyant leurs maîtres
“ Au moment où
l’on distingue le jour de la nuit
“ Quand le soleil caresse
à peine le flanc des belles montagnes
“ Au moment où les
braves Beys et les héros s’assemblent
Tôt le matin, Khan Dirse se
réveilla, il se leva et, accompagné de ses quarantes braves, il
alla à l’assemblée du Khan Bayindir.
Les braves de Khan Bayindir
accueillirent Khan Dirse, ils le menèrent dans la tente noire,
l’assirent sur le tapis en feutre noir et lui servirent de la
fricassée de mouton noir.
- C’est l’ordre de Khan
Bayindir, dirent-ils !
Khan Dirse les interrogea.
- Quelle faute Khan Bayindir a-t-il
vu en moi ? A-t-il vu une faute à mon épée ? A-t-il vu une
faute à ma table ? Pourquoi m’a-t-il mis dans la
tente noire alors qu’il a placé des gens moins honorables que moi
dans la tente rouge ou dans la tente blanche ? Quelle a été ma
faute ?
Ils lui répondirent :
- Khan, aujourd’hui, Khan
Bayindir a dit : “ Celui qui n’a ni fils ni fille est maudit par
Dieu. Nous le maudissons aussi !”
Khan Dirsè se redressa tout
à coup et dit :
- Debout mes braves, levez-vous de
votre place. La honte noire vient de moi ou de ma femme !
Puis Khan Dirsè rentra chez
lui. Il appela sa femme et parla !
Voyons ce qu’il dit
“ Viens ici ma
destinée, trône de ma maison
“ Quand tu marches en sortant
de la maison, mon amour, tu es élancée comme un cyprès
“ Tes cheveux noirs
s’entortillent autour de tes chevilles
“ Tes sourcils froncés
ressemblent à un arc tendu
“ Tu as une si petite bouche
qu’une double amande ne peut y pénétrer
“ Tes joues sont semblables
aux pommes de l’automne
“ Ma femme, pilier de ma
maison, toi qui engendre mes enfants !
Vois ce qui s’est passé
! Khan Bayindir avait fait monter une tente blanche, une tente rouge et une
tente noire.
Il paraît qu’il a dit :
- Celui qui a un fils, placez-le
dans la tente blanche, celui qui a une fille, placez-le dans la tente rouge,
celui qui n’a ni fils ni fille, placez-le dans la tente noire et
mettez-le sur le tapis de feutre noir, apportez-lui la fricassée de
mouton noir, s’il veut manger, qu’il la mange, sinon qu’il
s’en aille; celui qui n’a ni fils ni fille est maudit par Dieu et
nous le maudissons aussi, qu’il le sache.”
Est-ce ta faute ou ma faute ?
Dieu ne nous donne pas de fils ! Pourquoi ?
Il dit avec colère à
sa femme :
Fille de Khan, veux-tu que je me
lève ?
Veux-tu que je te serre le cou et le
col de ton corsage ?
Veux-tu que je te jette sous mes
talons ?
Veux-tu que je prenne en main mon
épée d’acier noir ?
Veux-tu que je sépare la
tête de ton corps ?
Veux-tu que je te fasse savoir
combien la vie est savoureuse ?
Veux-tu que je fasse couler ton sang
rouge sur la terre ?
Fille de Khan,
quelle est la cause de notre
malheur, dis-moi ?
Désormais, ma colère
sera terrible envers toi.
En entendant çà, la
femme de Khan Dirsè se chagrina, ses yeux noirs et bridés se
remplirent de larmes et de sang. Elle répondit :
- Mon Khan ! Ce n’est ni de
toi ni de moi, c’est la volonté de Dieu qui est au-dessus de nous.
Oh ! Khan Dirsè, ne te fâche pas contre moi, ne m’injurie
pas, ne te froisse pas, lève-toi, fais monter ta tente panachée,
fais abattre des étalons, des chameaux, des béliers.
Réunis les Beys Iç-Oguz et Dis-Oguz. Si tu vois un affamé,
rassasie-le; si tu vois un homme nu, habille-le. Remet au débiteur sa
dette, amoncèle la viande en colline, que le kimiz (3) s’écoule comme un lac.
Donne un grand festin, fais un voeu.
Peut-être que grâce à la prière de l’un
d’entre eux, Dieu nous donnera un fils !
Khan Dirsè, entendant les
paroles de sa bien aimée , donna un grand festin et fit un voeu.
Il fit abattre des béliers,
des étalons, des chameaux. Il réunit les Beys Iç-Oguz
Dis-Oguz (4). Quand il vit un affamé il le rassasia, voyant un homme nu
il l’habilla, il remit au débiteur sa dette, il fit amonceler de
la viande, il fit couler du kimiz comme un lac. On leva les mains au ciel et on
pria. Aux prières de l’une de ces bonnes gens, Dieu accorda un
enfant à la femme qui se trouva enceinte.
Après un certain temps, elle
mit au monde un garçon. Elle le donna aux nourrices.
Le pied du cheval est rapide, la
langue du poête est agile, les os s’allongent et deviennent
robustes. Passèrent les mois et les années, le garçon
grandit. Il atteignit ses quinze
ans.
Un jour, le père du
garçon alla au quartier général de Khan Bayindir. Khan
Bayindir avait un taureau et un chameau. Quand ce taureau frappait un rocher de
ses cornes, il le réduisait en poudre. On faisait lutter le taureau et le chameau une fois en
été et une fois en automne. Khan Bayindir allait voir cette lutte
avec ses nombreux Beys Oguz et s’amusait.
Une fois encore
l’été arriva, on sortit le taureau du sérail, on le
tint avec des chaînes, trois braves à sa droite, trois braves
à sa gauche. On l’amena au milieu de la place et on le
lâcha.
Sur la place, le fils de Khan
Dirsè et trois autres garçons du sérail jouaient aux
osselets. On libéra le taureau et on cria aux enfants
“sauvez-vous” !
Les trois enfants se
sauvèrent mais le fils de Khan Dirsè ne se sauva pas. Il resta
planté au centre de la place en regardant le taureau. Le taureau se rua
sur lui et voulut le tuer.
Le garçon frappa fort de son
poing sur le front du taureau. Le taureau recula puis se relanca sur le
garçon.
Le garçon frappa à
nouveau fortement sur le front du taureau. Cette fois, il maintint son poing au
front et repoussa le taureau jusqu’au bout de la place.
Garçon et Taureau
s’affrontèrent un moment. Les Khan Bayindir regardèrent
avec plaisir. Les deux épaules
du taureau se couvrirent de sueur, ni l’un ni l’autre ne
l’emporta.
Le garçon se dit : on met une
poutre sous le toit d’une étable pour qu’elle lui soit un
support ! Si on retire le support, l’étable s’écroule
! Pourquoi est-ce que je sers de support à ce taureau ?
Il retira son poing du front du
taureau, se dégagea de côté. Le taureau ne put rester sur
ses jambes et tomba sur la tête. Le garçon dégaina son
couteau et coupa la tête du taureau.
Alors les Beys Oguz vinrent et
entourèrent le garçon en disant “bravo” !
Que Dèdè (5) Korkut vienne et qu’il donne un nom à ce
garçon. Qu’il aille avec lui chez son père et qu’il
demande pour lui un fief dirent-ils.
A cette époque on ne donnait
pas de nom à un garçon avant qu’il ait coupé une
tête et versé du sang.
Ils appelèrent donc
Dèdè Korkut (6). Celui-çi arriva et partit avec le
garçon chez son père.
Dèdè Korkut parla au
père du garçon !
Voyons ce qu’il dit :
Oh ! Khan Dirsè, donne un
fief à ce garçon. Donne lui un trône, il est vertueux.
Donne un grand cheval
bédévi à ce garçon pour qu’il lui serve de
monture, il est habile.
Donne dix mille moutons de ton
enclos, à ce garçon, pour qu’ils lui soient brochettes, il
est vertueux.
Donne lui un chameau rouge de ton
enclos, pour qu’il lui soit son porteur, il est habile.
Donne une grande maison au toit
d’or, à ce garcon, pour qu’elle lui soit ombre, il est
vertueux.
Donne lui une pélerine, les
épaules ornées de motifs d’oiseaux ainsi que des
vêtements pour qu’ils lui soient habits, il est habile.
Il s’est battu sur la place
blanche de Khan Bayindir.(7) Ton fils a tué un taureau, que son nom soit
Bogaç. Je lui ai donné son nom, que Dieu lui donne son âge.
K |
han Dirsè donna un fief et un
trône au garçon. Le garçon monta sur le trône mais il
ne chérit plus les quarante braves de son père.
Ces quarante braves le
jalousèrent. Ils se dirent :
- Depuis que ce garçon est
né, Khan Dirsè ne nous regarde pas. Venez que nous allions dire
du mal de lui à son père. Peut-être le tuera-t-il ! Alors
notre valeur et son amour remonteront ?
Vingt de ces quarantes braves
allèrent d’un côté et vingt de l’autre.
Les vingt premiers arrivèrent
chez Khan Dirsè et lui dirent :
- Vois-tu Khan Dirsè, ce qui
s’est passé ! Que Dieu punisse ton fils ingrat et néfaste.
Avec ses quarante braves il est allé vers les nombreux Oguz. Il à
enlevé les belles filles qu’il a vu. Il a lancé des injures
à la bouche des anciens aux barbes blanches. Il a tari le lait des
femmes aux cheveux blancs et il a arraché leurs cheveux.
Les eaux qui coulent et les
montagnes rouges qui s’allongent font passer les nouvelles et ces
nouvelles iront jusqu’au Khan des Khan, Khan Bayindir^ . “Le fils
de Khan Dirsè nous a posé beaucoup de problèmes” dira-t-on
! Il vaut mieux pour toi mourir
que vivre ! Khan Bayindir se fâchera beaucoup et t’appellera.
A quoi te servira un tel fils ! Au
lieu d’en avoir un pareil, il vaut mieux ne pas en avoir ! Tue-le !
Khan Dirsè dit alors :
- Amenez le que je le tue, un tel
fils ne m’est pas utile.
Comme il disait cela, les vingt
autres lâches arrivèrent. Ils le calomnièrent :
“Lève-toi Khan
Dirsè ! Ton fils s’est levé, il est parti en chasse dans
les montagnes. Il t’a désobéi en chassant, il a fait la
chasse aux oiseaux. Il est parti en emmenant sa mère avec lui et il a bu
du vin fort. Il a discuté avec sa mère et il a projeté de
te tuer. Ton fils est un ingrat, il est néfaste.
La montagnes rouges qui sont
allongées là-bas transmettront les nouvelles qui iront
jusqu’au Khan des Khan, Khan Bayindir. Il dira “le fils de Khan
Dirsè nous a créé beaucoup de problèmes.” On
t’appellera et devant tout le monde on se fâchera.
A quoi te servira un tel fils ? Tue-le !
Khan Dirsè dit alors :
- Amenez le que je le tue, un tel
fils ne m’est pas utile.
Les hommes de Khan Dirsè
dirent :
Comment veux-tu qu’on
emmène ton fils ? Il ne nous écoutera pas, il n’entendra
pas nos paroles. Lève-toi ! Appelle tes braves, prends les avec toi, va
à la chasse et pendant la chasse, essaye de tuer ton fils avec ta
flèche. Si tu n’arrives pas à le tuer comme
çà, tu ne pourras plus autrement, sache-le !
“ Quand les vents
d’aurore commencent à siffler,
“ Quand la grise alouette
barbue commence à chanter,
“ Quand les chevaux
bédévi (8)
hennissent en voyant leurs maîtres,
“ Quand
l’étranger à la barbe longue commence à crier,
“ Au moment où
l’on distingue le jour de la nuit,
“ Quand le jour se lève
sur les belles montagnes,
“ Au moment où les
Braves et les héros s ‘assemblent.
T |
ôt le matin, Khan Dirsè
se leva, il prit son fils avec lui, il rassembla ses quarante braves et partit
à la chasse.
Il chassèrent des oiseaux.
Quelques-uns des quarante braves vinrent auprès du garçon et lui
dirent :
“Ton père à dit
: Qu’il poursuive les cerfs et les ramène devant moi pour que je
puisse voir comment il monte à cheval, combien il est habile à
l’épée, comment il lance la flèche, afin que je me réjouisse,
que je soit fier de lui et que j’aie confiance en lui.”
Comment voulez-vous que le
garçon sache de quoi il s’agissait !
Il les crut sur parole. Il
poursuivit donc les cerfs et les tua devant son père en se disant :
“que mon père voie comment je monte à cheval afin
qu’il soit fier de moi; qu’il voie comment je lance la
flèche et qu’il ait confiance en moi; qu’il voie combien je suis habile à
l’épée et qu’il s’en réjouisse.”
Quelques-uns de ces quarante
calomniateurs dirent à Khan Dirsè :
“Khan Dirsè vois-tu le
garçon ? Il pousse les cerfs vers toi. En lançant sa
flèche vers les cerfs, il te tuera. Tue-le avant qu’il ne te tue,
vas-y !”
En chassant les cerfs, le
garçon se trouva un moment devant son père. Khan Dirsè
prit son arc dur, à tendon de loup, il se leva sur sa monture, tira, la
flèche toucha le garçon entre les deux épaules et le fit
tomber. Son sang rouge s’écoula avec abondance, sa poitrine en
était remplie. Il s’accrocha au cou de son cheval
bédévi puis tomba à terre.
Khan Dirsè voulut se jeter
sur son fils. Les quarante lâches ne le laissèrent pas faire. Il
fit tourner alors bride à son cheval et prit la route de son quartier
général.
La femme de Khan Dirsè, se
disant “ c’est la première chasse de mon fils”, fit
abattre des étalons, des chameaux, des béliers, pour donner un
grand festin aux nombreux Beys Oguz.
Elle se leva alors, et,
accompagnée de quarante filles aux tailles fines, elle alla à la
rencontre de Khan Dirsè. Lorsqu’il fut près d’elle,
elle leva la tête et regarda son visage. Elle jeta un coup d’oeil
à droite puis à gauche et ne vit pas son fils. Sa poitrine
trembla et son coeur défaillit.
Ses yeux noirs et bridés se remplirent de larmes et de sang. Elle
appela Khan Dirsè et se mit à parler !
Voyons ce qu’elle dit :
V |
iens ici,
mon destin, trône de ma
maison,
gendre de mon père Khan
amour de ma mère,
toi à qui mon père et
ma mère m’ont donné,
toi que j’ai aperçu en
ouvrant les yeux,
à qui j’ai donné
mon coeur et que j’ai aimé,
Oh ! Khan Dirsè !
Tu t’es levé avec ton
fils,
en bondissant tu as enfourché
ton cheval bédévi
Tu es parti pour la chasse sur les
belles et grandes montagnes,
Tu es parti deux, tu reviens un,
où est mon enfant ?
Où est le fils que j’ai
trouvé dans la nuit noire ?
O Khan Dirsè !
Que mon oeil sorte de la tête,
il tremble beaucoup.
Que la veine de lait que mon enfant
têtait soit coupée, elle se lamente beaucoup.
Que ma peau blanche se gonfle sans
que le serpent jaune la morde.
Car mon fils n’apparaît
pas, mon coeur se consume.
J’ai libéré
l’eau des rivières asséchées.
J’ai donné des
vêtements noirs aux Derviches.
Quand j’ai vu un
affamé, je l’ai rassasié.
Quand j’ai vu un homme nu, je
l’ai habillé.
J’ai fait amonceler de la
viande, j’ai fait couler du kimiz comme un lac.
Grâce à un voeu, difficilement,
j’ai trouvé un fils.
O Khan Dirsè ! dis-moi des
nouvelles du fils unique !
Dis-moi si tu as abandonné le
fils unique dans la montagne bariolée !
Dis-moi si tu as laissé le
fils unique aux eaux agitées et qui coulent sans arrêt !
Dis-moi si tu as fait manger le fils
unique par les lions et les tigres !
Dis-moi si tu as laissé
enlever le fils unique par les infidèles en habits noirs !
Que j’aille chez mon
père Khan !
Que je prenne beaucoup de
trésors et beaucoup de soldats !
Que j’aille sus aux infidèles
exaltés !
Avant d’être
blessée et descendue de mon cheval !
Avant d’avoir essuyé
mon sang rouge avec la manche de mon vêtement !
Avant d’être
tombée sur la terre bras et jambes !
Que je ne sorte pas de sa route !
Dis-moi les nouvelles du fils unique,
ô Khan Dirsè !
Que ma tête au noir destin
soit sacrifiée aujourd’hui pour toi !
Disant çà, elle pleura
et se lamenta. Khan Dirsè ne répondit pas à sa femme. Les
quarante lâches de Khan Dirsè vinrent en face d’elle et lui
dirent : “Le garçon est sain et sauf, il est toujours à la
chasse et va arriver d’un moment à l’autre. N’aie pas
peur, ne soit pas inquiète, le Bey est ivre, il ne peut pas te
répondre.
La femme de Khan Dirsè fit
demi-tour et rentra chez elle. Ne pouvant plus attendre, elle prit les quarante
filles aux tailles fines pour l’accompagner. Elle monta son cheval
bédévi et partit
à la recherche de son fils.
Elle arriva à la montagne
Kazilik, sur laquelle,
été comme hiver, la glace ne fond pas. Elle grimpa dans la
montagne, elle redescendit dans la vallée.
Elle regarda et vit des corbeaux et
des freux au dessus d’une vallée. Ils montaient et descendaient,
se posaient par terre puis volaient.
Elle talonna son cheval et
s’en fut vers là-bas.
C’est à cet endroit que
le garçon s’était écroulé. Les corbeaux et
les freux voulaient se poser sur lui en voyant le sang. Les deux chiens du
garçon les chassaient et ne les laissaient pas se poser.
Lorsque le garçon
s’était écroulé, Hizir Ilyas en habits verts
s’était montré. Il caressa la blessure par trois fois avec
sa main disant :
“O garçon ! n’aie
pas peur, tu ne mourras pas de cette blessure. La fleur de la montagne et le
lait de ta mère sont le remède à ta blessure”.
Puis il disparut.
La mère du garçon
arriva en courant. Elle regarda et vit son fils allongé et couvert de
sang.
Elle cria et dit à son fils :
Voyons ce qu’elle dit :
T |
es yeux noirs et bridés sont
ensommeillés, ouvre-les donc
Dix de tes côtes sont
brisées, rassemble-les donc
L’âme chère que
Dieu t’as donné est en voyage,
fais la donc revenir
Si ton âme est dans ton corps,
fais-le moi savoir, ô fils !
Que ma tête au noir destin
soit sacrifiée pour toi, ô fils !
Elle continua
Coulent tes eaux, ô montagne
Kazilik
Qu’elles ne coulent plus !
Poussent tes herbes, ô
montagne Kazilik
Quelles ne poussent plus !
Courent tes cerfs, ô montagne
Kazilik
Qu’ils ne courent plus et
qu’ils deviennent pierre !
Comment puis-je savoir, mon fils
si c’est à cause
d’un lion ou d’un tigre ?
Comment puis-je savoir, mon fils
d’où te sont venues ces
blessures ?
Si ton âme est dans ton corps,
dis le-moi.
Que ma tête au noir destin
soit sacrifiée pour toi, ô fils
Au moment où elle disait
çà, son fils l’entendit, il leva la tête, il ouvrit
les yeux et regarda sa mère.
Il parla !
Voyons ce qu’il dit :
V |
iens ici,
La mère dont j’ai
têté le lait blanc
ma chère mère, mon
âme aux cheveux blancs
ne maudit pas les eaux qui coulent
les eaux de la montagne de Kazilik
sont innocentes
ne maudit pas ses herbes qui
poussent
la montagne Kazilik n’est pas
coupable
Ne maudit pas ses cerfs qui courent
les cerfs de la montagne Kazilik ne
sont pas coupables
Ne maudit pas ses lions et ses
tigres
la montagne Kazilik n’est pas
coupable
Si tu veux maudire, maudis mon
père
Cette faute est à lui !
Il poursuivit :
Ne pleure pas mère !
Dans cette blessure, il n’y a
pas la mort pour moi !
N’aie pas peur, Hizir Ilyas au
cheval gris est apparu. Il a caressé trois fois ma blessure et m’a
dit : “tu ne mourras pas de cette blessure, les fleurs de la montagne et
le lait de ta mère te seront un remède”.
Alors les quarantes filles à
la taille fine se dispersèrent et cueillirent des fleurs dans la
montagne. La mère du garçon pressa sa mamelle une première
fois mais le lait ne sortit pas. Elle pressa une seconde fois, encore rien. A
la troisième fois, elle se frappa la poitrine et cette fois, le lait gicla
mélangé au sang.
Elles mirent le lait et les fleurs
sur la blessure de l’enfant, elle le firent monter sur le cheval et
l’emmenèrent à la maison. Elles laissèrent le
garçon aux mains des médecins et le cachèrent de Khan Dirsè.
Le pied du cheval est rapide,la
langue du poète est agile !
En quarante jours, la blessure du
garçon fut guérie, il retrouva entièrement sa
santé.
Les quarante lâches apprirent
la nouvelle. Ils se dirent : “Que peut-on faire ? Si Khan Dirsè
voit son fils, il ne nous laissera pas vivant, il nous passera tous au fil de
l’épée. Allons capturer Khan Dirsè, attachons ses
blanches mains dans le dos, passons la corde en poil à son cou et menons
le au pays des infidèles.”
Ils capturèrent Khan
Dirsè pendant qu’il était ivre. Ils lui attachèrent
ses mains blanches dans le dos, lui passèrent la corde de poil au cou et
le battirent jusqu’au sang. Khan Dirsè à pied, les autres
à cheval, ils prirent la route du pays des infidèles en le
frappant.
Khan Dirsè est donc
prisonnier en marche vers le pays des infidèles.
Les Beys Oguz ne savent pas que Khan
Dirsè est prisonnier, mais sa femme l’avait su.
Elle parla à son fils !
Mais voyons ce qu’elle dit :
V |
ois-tu ô fils, ce qui
s’est passé ?
Les roches escarpées
n’ont pas bougé
la terre a tremblé
Il n’y a pas d’ennemis
dans la contrée
les ennemis se sont jetés sur
ton père
Les quarante lâches, les
hommes de ton père, l’ont capturé
Ils ont attaché ses blanches
mains dans le dos
Ils lui ont passé la corde de
poil de chèvre au cou
Eux à cheval, lui à
pied, ils l’ont emmené au pays des infidèles.
O fils, lève-toi, prend tes
quarante braves avec toi, sauve ton père de ces quarante lâches !
Va fils ! Ton père n’a
pas eu pitié de toi, mais toi, aie pitié de moi !
Le garçon ne froissa pas sa
mère. Bey Bogaç se leva, il s’arma de son
épée en acier noir, il prit son arc dur tendu de boyaux blancs,
il mit sa lance en or sous le bras, il fit apporter son cheval
bédévi et le monta. Avec ses quarante braves, il courut au
secours de son père.
Les quarante lâches
s’étaient donné un moment de repos. Ils buvaient du vin
rouge fort.
Khan Bogaç les rattrapa.
Les quarante lâches le virent
mais ne le reconnurent pas. Ils se dirent “Allons capturer ce brave et
emmenons le au pays des infidèles avec Khan Dirsè puis
tuons-les.”
Khan Dirsè les entendit et dit
: “O mes quarante compagnons ! de grâce, il n’y a pas de
doute que Dieu est unique. Détachez mes mains et donnez-moi ma massue
que j’aille tuer ce brave. Après, si vous désirez,
tuez-moi ou laissez-moi vivant et libérez-moi.”
Il détachèrent Khan
Dirsè et lui donnèrent sa massue. Khan Dirsè ne savait pas
que c’était son fils qui venait en face de lui. Il parla !
Voyons ce qu’il dit :
Si les
grands chevaux bédévi qu’on emporte sont à moi,
dis-moi si tu possèdes une monture aux parmi eux !
Sans faire la guerre, sans me
battre, je la reprend.
Rentre chez toi !
Si dix mille moutons qu’on
emporte sont à moi, dis-moi si tu as des moutons à brochettes
parmi eux !
Sans faire la guerre, sans me
battre, je les reprend. Rentre chez toi !
Si les chameaux rouges qu’on
emporte de l’enclos sont à moi, dis-moi si tu as un porteur parmi
eux !
Sans faire la guerre, sans me
battre, je le reprend.
Rentre chez toi !
Si les grandes maisons aux toits
d’or qu’on emporte sont à moi, dis-moi si tu as une chambre
dans ces maisons !
Sans faire la guerre, sans me
battre, je la reprend.
Rentre chez toi !
Si les brus aux visages blancs et
aux yeux azurés qu’on emporte sont à moi,
dis-moi, brave, si tu as une
fiancée parmi elles !
Sans faire la guerre, sans me
battre, je la reprend.
Rentre chez toi !
Si les vieux aux barbes blanches
qu’on emporte sont à moi,
dis-moi, brave, si tu as un
père à la barbe blanche parmi eux !
Sans faire la guerre, sans me battre,
je le reprend.
Rentre chez toi !
Si tu es venu pour moi, j’ai
tué mon fils,
Si péché il y a, il
est à moi. Rentre chez toi !
Alors le fils parla à son
père.
Voyons ce qu’il dit :
S |
i les grands chevaux
bédévi qu’on emporte sont à toi, moi aussi j’ai
une monture parmi eux.
Je ne la laisserai pas aux quarante
lâches !
Si les chameaux rouges qu’on
emporte de l’enclos sont à toi, moi aussi j’ai un porteur
parmi eux.
Je ne le laisserai pas aux quarante
lâches !
Si les dix mille moutons qu’on
emporte de l’enclos sont à toi, moi aussi j’ai des moutons
pour les brochettes parmi eux.
Je ne le laisserai pas aux quarante
lâches !
Si les brus aux visages blancs et
aux yeux azurés qu’on emporte sont à toi, moi aussi
j’ai une fiancée parmi elles.
Je ne la laisserai pas aux quarante
lâches !
Si les grandes maisons aux toits
d’or qu’on emporte sont à toi, moi aussi j’ai une
chambre dans ces maisons.
Je ne la laisserai pas aux quarante
lâches !
Si les vieux aux barbes blanches
qu’on emporte sont à toi, moi aussi j’ai un vieux
père qui est étranger parmi eux.
Je ne le laisserai pas aux quarante
lâches !
Disant cela, il fit signe de la
main. Ses quarante braves
talonnèrent leurs chevaux bédévi et ils
s’assemblèrent autour de Khan Bogaç.
Le garçon talonna son cheval
et, avec ses quarante braves, il entra dans la bataille. Il coupa la tête
des uns, il fit prisonnier les autres et sauva son père.
Khan Dirsè comprit alors que
son fils était vivant. Le père et le fils
s’embrassèrent, ils se parlèrent puis rentrèrent
chez eux.
Le fille du Khan s’en alla
à leur rencontre. Elle les vit côte à côte et rendit
grâce à Dieu. Elle
fit des sacrifices, rassasia les affamés, donna aux pauvres et embrassa
son fils.
Le Khan des Khan, Khan Bayindir
donna un fief et un trône au garçon.
Dèdè Korkut est
arrivé au clan.
Il chanta alors ces vers
d’Oguz :
Il dit :
M |
ême eux sont venus et repartis
de ce monde,
ils sont venus et repartis comme une
caravane.
La mort les a pris, la terre les a
cachés.
A qui ce monde
éphémère est-il resté ?
O ! Monde mortel ! donne un passage
à l’ange noir de la mort quand il arrive !
Que Dieu élargisse ton
territoire pour la santé du clan
Que ce grand Dieu que je loue soit
ton ami et qu’il t’aide !
Prions ô Khan !
Que tes montagnes ne
s’écroulent pas !
Que ton arbre plein d’ombrage
ne soit pas abattu !
Que ta belle source d’eau ne
tarisse jamais !
Que ton cheval blanc et gris ne
bronche jamais quand tu frappes avec ton épée,
qu’elle ne soit jamais
ébréchée !
Que dans le tumulte des batailles ta
lance bariolée ne soit pas brisée !
Que le séjour de ta
mère aux cheveux blancs soit paradis !
Que le séjour de ton
père à la barbe blanche soit paradis !
Que ton feu (9) allumé par
Dieu soit toujours allumé !
Que Dieu, dans sa grandeur, ne te
laisse pas à la merci des lâches ! O Khan !
(1)
Bogaç
signifie Taurin, Boga (ou
Buga en ancien turc) signifie
Taureau, Bogaz signifie Gorge.
(2)
Oguz (courageux)
est le Nom d’une branche clanique
(3)
Boisson alcoolisée qu’on obtient avec du lait de
jument.
(4)
Iç Oguz : clans attachés au Khan des Khan. Diç Oguz : clans un peu
éloignés.
(5)
Dèdè désigne le Grand père ou le grand savant. C’est aussi un
Héros de contes.
(6)
Vient sans doute de
KORMAK = avoir peur.
(7)
Bayindir = qui fait évanouir.
(8)
Chevaux arabes : Bédouins.
(9)
Capacité génitrice et créative
figurée par le feu qui fait cuire les aliments.
Bibliographie :
- Dedem Korkudun kitabi
Gökyay Orhan
Saik
Milli Egitim
Basimevi - Istanbul 1973
- Dede Korkut kitabi
Ergin Muharrem
Türk Tarih
Kurumu Basi mevi - Ankara 1958
- Bugünkü Türkçemizle Dede Korkut Hikayeleri
Kurdret Cevdet
Varlik
Yayinlari - 1983